La première de Roméo et Juliette à l'Opéra Bastille remporte un éclatant triomphe
Rarissimes sont les soirs de Première, à l’Opéra de Paris, à faire l’unanimité auprès du public. C’est pourtant ce qui a eu lieu hier à l’Opéra Bastille, où les spectateurs ont noyé tous les artistes, musiciens, metteur en scène, chorégraphe, techniciens, sous un déluge d’applaudissements.
Roméo, enfin !
Un an après la formidable réussite du Faust signée Tobias Kratzer, on sait gré à l’Opéra de Paris de renouer (enfin !) avec Roméo et Juliette : si ce chef-d’œuvre de Gounod a été, depuis, proposé à deux reprises par l’Opéra Comique, il n’avait plus été vu sur la première scène nationale depuis quelque 40 ans ! Incompréhensible pour une œuvre majeure du répertoire français, d’une qualité d’inspiration exceptionnelle – au moins égale à celle de Faust qui, lui, aura vu entretemps non seulement de nombreuses reprises de la mise en scène de Lavelli, mais aussi trois nouvelles productions, réalisées par Jean-Louis Martinoty, Jean-Romain Vesperini, et donc Tobias Kratzer.
Thomas Jolly : une lecture à la fois forte et respectueuse de l’œuvre
C’est cette fois-ci à Thomas Jolly qu’a été confiée la réalisation scénique du spectacle. Sa mise en scène, ou plutôt, selon ses propres mots, sa traduction scénique manifeste tout d’abord un respect profond de l’œuvre de Gounod, mais, au-delà, d’une histoire universelle, intemporelle, familière à chacun, d’un bien commun dont Thomas Jolly a voulu donner non pas une lecture nouvelle (et possiblement présomptueuse), mais une juste lecture.
Disons-le d’emblée : c’est une vraie réussite. Le spectacle, visuellement flamboyant et plus d’une fois profondément poétique, fourmille d’idées, et à maintes reprises l’émotion étreint le spectateur. Le rideau se lève sur un rappel de l’épidémie de peste qui sévit à Vérone, qui d’emblée place l’histoire sous les auspices de la Mort. Puis le décor tourne à vue, et nous découvrons émerveillés, sur la scène de l’opéra Bastille, rien moins que le flamboyant escalier de l’Opéra Garnier… il fallait oser ! Cet escalier, qui rappelle l’ancrage « Second empire » d’une œuvre créée en 1867, souligne le luxe du palais des Capulet, mais permet également une métaphore marine : ses sommets évoquent irrésistiblement la poupe d’un galion, et c’est d’ailleurs dans une barque que les amants se marient, puis dans la même barque que le corps apparemment sans vie de Juliette repose… il n’aura donc pas été possible de s’évader du vaisseau amiral – le palais des Capulet -, l’espoir de liberté se réalisant dans la mort ! Relevons, entre autres nombreuses idées marquantes, certains tableaux particulièrement réussis : Roméo et Juliette échangent leurs premiers propos et leur premier baiser en dansant un menuet ; la scène de la mort simulée de Juliette naît de l’imagination anxieuse de la jeune fille, et se déroule sous ses yeux, pendant que Frère Laurent évoque les effets du narcotique ; sous l’injonction du Duc, après le double meurtre de Mercutio et Tybalt, Capulet et Montaigu font mine de se réconcilier sans que personne soit dupe : la haine habitera encore longtemps les membres des deux camps… Les scènes de combat, impeccablement réglées, constituent quant à elles un moment d’intense dramatisme.
La force des images, spectaculaires, doit beaucoup aux décors de Bruno de Lavenère, aux costumes de Sylvette Dequest et particulièrement aux lumières d’Antoine Travert. (Bravo également à Josépha Madoki pour sa chorégraphie pleine d’inventivité, très appréciée par le public).
Certains tableaux resteront pour longtemps dans la mémoire du spectateur : l’épisode de la Reine Mab, qui apparaît pendant que chante Mercutio sous les traits d’une figure fantomatique vêtue d’un voile blanc ; l’air du poignard, d’une inquiétante étrangeté avec ses norias de fantômes créés par la peur, une peur que Juliette réussit finalement à conjurer ; ou encore le tombeau de Juliette, qui s’ouvre pour laisser glisser la barque contenant son corps inerte, éclairé de mille feux…
Musicalement, une superbe réussite !
Musicalement, la réussite est complète. L’orchestre et les chœurs, sous la direction précise et dramatique de Carlo Rizzi, ont pleinement convaincu les spectateurs qui les ont très chaleureusement applaudis – de même que le chef et la cheffe de chœur Ching-Lien Wu. Comme toujours à l’Opéra, la distribution des petits rôles fait l’objet de soins tout particuliers. Quel luxe, entre autres exemples, d’entendre Jérôme Boutillier en Duc de Vérone ! Sylvie Brunet-Grupposo et Laurent Naouri ont le profil vocal de leurs rôles respectifs. Maciej Kwaśnikowski confirme pour sa part la formidable impression qu’il avait laissée à Stéphane Lelièvre dans la récente reprise de Tristan und Isolde : un chanteur à suivre, assurément !
Frère Laurent, Mercutio et Stéphano ont plus l’occasion de briller. Les trois interprètes de ces personnages sont absolument excellents : on apprécie sans réserve le chant noble et stylé de Jean Teitgen ; après son formidable Papageno, Huw Montague Rendall campe un remarquable Mercutio et révèle semble-t-il de très belles affinités avec le répertoire français (bravo pour la diction, quasi idiomatique !). Quant à Lea Desandre, elle détaille finement les couplets du page (aucun des triolets n’est « savonné » !) et se montre, comme dans son Chérubin à Garnier, parfaitement à l’aise et crédible en travesti.
Elsa Dreisig est une Juliette qui respire la jeunesse. Sa voix, pleine de fraîcheur, sait prendre des couleurs sombres pour les scènes plus dramatiques dans lesquelles elle se montre fort émouvante – même si le quatrième acte et l’air du poison la conduisent un peu aux extrêmes de ses possibilités. Le public lui fera fête, tout comme à Benjamin Bernheim qui, après Des Grieux et Faust, ajoute ce prestigieux fleuron à sa galerie de héros français chantés à l’Opéra de Paris – en attendant Werther et Hoffmann ?… Après sa prise de rôle genevoise en janvier dernier et une première série de représentations scéniques en avril à Zurich, il se montre ici proche de l’idéal. Le timbre est toujours aussi séduisant, les aigus radieux, les nuances savamment distillées et constamment porteuses d’émotion, avec en particulier une remarquable et bouleversante scène du tombeau.
Au rideau final, on peut sans exagérer parler de triomphe, pour absolument tous les artistes : phénomène d’autant plus rare que les premières sont traditionnellement plutôt chahutées à l’Opéra de Paris ! Un spectacle à ne pas rater.
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Juliette : Elsa Dreisig
Roméo : Benjamin Bernheim
Frère Laurent : Jean Teitgen
Capulet : Laurent Naouri
Stephano : Lea Desandre
Gertrude : Sylvie Brunet-Grupposo
Mercutio : Huw Montague Rendall
Benvolio : Thomas Ricart
Tybalt : Maciej Kwaśnikowski
Paris : Sergio Villegas Galvain
Gregorio : Yiorgo Ioannou
Le Duc de Vérone : Jérôme Boutillier
Orchestre et chœurs de l’Opéra National de Paris, dir. Carlo Rizzi
Cheffe des chœurs : Ching-Lien Wu
Mise en scène : Thomas Jolly
Collaboration artistique : Katja Krüger
Décors : Bruno de Lavenère
Costumes : Sylvette Dequest
Assistante aux costumes : Magdaléna Calloc’h
Lumières : Antoine Travert
Chorégraphie : Josépha Madoki
Assistante chorégraphie : Ema Yuasa
Collaborateur aux combats : Ran Arthur Braun
Roméo et Juliette
Opéra en cinq actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après Shakespeare, créé à Paris au Théâtre-Lyrique en 1867.
Opéra National de Paris Bastille, représentation du samedi 17 juin 2023.