Les festivals de l’été –
WOZZECK entre enfin au répertoire du Festival d’Aix
Beau succès pour le Wozzeck de Berg au Festival d’Aix-en-Provence !
Le chef-d’oeuvre d’Alban Berg entre au répertoire du festival d’Aix-en-Provence, et c’est une superbe réussite scénique et musicale
L’entrée d’un monument de l’opéra moderne au répertoire du festival d’Aix
Pour son 75e anniversaire, le Festival d’Aix-en-Provence fait entrer un monument de l’opéra moderne dans son répertoire : Wozzeck de Berg. Cette œuvre magistrale, d’une densité dramaturgique et musicale tout à fait exceptionnelle dans l’histoire de la musique opératique du début du XXe siècle, fut créée en 1925 à Berlin mais il faudra attendre 1950 pour qu’une première audition ait lieu en France en version concert, et 1952 pour qu’elle soit donnée en représentation. Programmé initialement lors de l’édition 2020 avec une équipe sensiblement similaire, l’ouvrage n’avait pu être présenté, on s’en souvient, du fait de l’annulation des festivals d’été pour cause de covid.
Dans cette œuvre, Berg va utiliser toutes les techniques vocales connues, de la voix parlée, du Sprechgesang, à la voix lyrique en passant par la voix de fausset ou les sifflements. La mise en musique exclusivement syllabique, propre à cette esthétique, permet une vivacité de l’action et un réalisme cru des scènes. L’écriture vocale, ni tonale, ni tout à fait atonale ni même dodécaphonique, présente de très grandes difficultés qui font dire aux spécialistes qu’il est impossible de rendre rigoureusement ce qui figure sur la partition et que chaque interprète apporte sa marque. Les parties d’orchestre sont d’une telle complexité qu’elles ont nécessité pas moins de 130 répétitions lors de la création.
L’argument de la pièce est d’une grande modernité, surtout si l’on songe que Büchner l’a écrite dans la première moitié du XIXe siècle. Il nous conte l’histoire d’un homme du peuple sans envergure, loin des dieux et déesses ou des personnages nobles des livrets d’opéra traditionnels. Cet homme, Wozzeck, militaire de son état, est un homme que tous qualifient d’« honnête ». Il est l’honnêteté incarnée. Il dit les choses comme il les pense au moment où il les pense. Il est victime d’hallucinations qu’il décrit sans fard et sans filtre, ce qui le fait passer pour fou auprès de son entourage. Mais il est aussi moqué par ses pairs car considéré comme « sans morale » pour avoir fait un enfant à sa maîtresse en dehors du mariage. Pour subvenir à leurs besoins, il participe à des expériences médicales pour améliorer sa maigre solde qu’il remet à Marie. Celle-ci vit pauvrement et se laisse séduire par le beau tambour-major qui lui offre des bijoux. Lorsque Wozzeck s’en rend compte, sa folie s’accentue et il finira par tuer Marie et se tuer ensuite.
Une très belle réussite scénique et orchestrale
Berg mêle à l’intrigue initiale de Büchner les traumatismes de la Première Guerre mondiale : le thème essentiel de son opéra est l’exploitation de l’homme par l’homme jusqu’à l’absurde, comme la guerre qui venait de se terminer l’avait mis en évidence de manière si terrible au travers de boucheries insensées. Le langage musical qu’utilise le compositeur fait ressortir la force, la violence mais aussi la beauté de ce texte sans artifice, magistralement servi par la mise en scène subtile et inventive de Simon McBurney. Les décors sombres, l’utilisation de la vidéo en noir et blanc, de lumière blanche très crue, plonge le spectateur dans un univers dur et implacable. Les quelques notes de couleur, rouges (costume de Marie, couverture du petit, traînée de sang après le meurtre, ambiance festive du bar) accentuent encore le contraste entre la réalité et le monde fantasmé dans lequel évolue Wozzeck.
Le London Symphony Orchestra, placé sous la direction de Sir Simon Rattle, livre une interprétation puissante, dramatique et inspirée de l’œuvre de Berg. Une mention spéciale au pupitre de trompettes dont les parties sont particulièrement épineuses et ont été magistralement exécutées. Saluons également la prestation des musiciens qui ont accompagné les danses sur scène (deux violons, clarinette, tuba, accordéon et guitare) – exercice toujours délicat d’être à la fois acteur et musicien lorsque l’on n’est pas comédien de métier.
La superbe performance de Christian Gerhaher dans le rôle-titre
La distribution vocale était à la hauteur des performances de l’orchestre avec, dans le rôle-titre, le baryton allemand Christian Gerhaher que l’on ne présente plus. S’il est plus connu pour ses enregistrements de Lieder qui font autorité, (nous le retrouverons d’ailleurs dans un récital Schumann avec son complice Gerold Huber dimanche 16 juillet, toujours au Festival d’Aix-en-Provence), son interprétation du personnage de Wozzeck est d’une rare justesse. Son art de la mélodie lui confère une palette de nuances et de sons qui lui permet de faire ressentir au spectateur toutes les affres de la lente descente de Wozzeck vers la folie et sa lutte pour demeurer un homme honnête. La voix est riche et large, et Gerhaher maîtrise à la perfection l’art du Sprechgesang, (ce parlé-chanté si particulier à la langue allemande que Berg emprunte à Schönberg), comme le bel canto des passages plus lyriques.
Une distribution équilibrée, avec de belles découvertes !
Malin Byström incarne Marie. La partition de Berg est particulièrement délicate pour ce personnage. Elle fait appel à toute l’étendue vocale de la soprano suédoise, de l’extrême grave à l’extrême aigu, nécessitant une technique à toute épreuve pour garder la même force et linéarité dans tous les registres, de la douceur lorsqu’elle s’adresse à son enfant ou lorsqu’elle prie et s’identifie à Marie-Madeleine, à la peur quand Wozzeck la piège et la poignarde, en passant par la joie quand elle danse dans les bras du beau Tambour-Major campé par le ténor Thomas Blondelle, héroïque et fougueux, à la voix sûre et sensuelle. Une belle découverte, tout comme cet autre jeune ténor Robert Lewis, qui interprète Andres, l’ami de Wozzeck, et dont il conviendra de suivre la carrière prometteuse.
La paire que forment le Docteur (Brindley Sherratt), et le Capitaine (Peter Hoare), les deux ennemis de Wozzeck, apporte une note comique soulignée par la mise en scène et accentuée par le jeu des chanteurs. Berg a écrit le personnage du capitaine pour un ténor bouffe comme on en croise dans les opérettes. Peter Hare, « doublé » dans ses faits et gestes par un jeune garçon qui l’imite en tout, utilise la voix de fausset sur certaines notes, donnant un caractère ridicule au personnage. Quant à Brindley Sherratt, il incarne un docteur pontifiant, imbu de son pseudo-savoir. Sa belle voix de basse rassure Wozzeck et l’influence jusqu’à l’absurde, jusqu’à la folie. Les deux compères s’entendent à merveille pour détruire le peu de raison qu’il reste au pauvre Franz.
Héloïse Mas, est Margret, l’amie de Marie. On se souvient de l’avoir entendue dans le rôle de Carmen cet hiver à l’opéra de Marseille, rôle dans lequel elle avait excellé. Elle campe une Margret tantôt solidaire de son amie, tantôt moqueuse, dont la voix ample et veloutée apporte sensualité et charme à la scène du bar.
Le jeune Lenny Bardet incarne le fils de Marie et Wozzeck. Il s’agit d’un rôle muet mais qui nécessite une grande finesse de jeu de scène pour exprimer tous les sentiments contradictoires qui submergent ce pauvre garçon, aux prises avec les tourments de ses parents. Le livret prévoit que, confronté à leur mort, celui-ci reste impassible, continuant de jouer malgré les cris moqueurs des autres enfants. Cette insensibilité apparente est en fait le reflet d’une sidération face à l’inconcevable pour un enfant de perdre ses deux parents en même temps. Elle est aussi la marque que la vie continue, sans s’arrêter aux remous des vies de quelques pauvres hères sans importance. L’inexorabilité semble être le leitmotiv de cette œuvre magistrale qui a marqué l’opéra du XXe siècle.
Franz Wozzeck : Christian Gerhaher
Marie : Malin Byström
Le Capitaine : Peter Hoare
Le Tambour-Major : Thomas Blondelle
Le Docteur : Brindley Sherratt
Andres : Robert Lewis
Margret : Héloïse Mas
London Symphony Orchestra, Estonian Philharmonic Chamber Choir, Maîtrise des Bouches du Rhône, dir. Sir Simon Rattle
Mise en scène : Simon McBurney
Scénographie : Miriam Buether
Costumes : Christina Cunningham
Lumière : Paul Anderson
Chorégraphie, collaboration à la mise en scène : Leah Hausman
Vidéo : Will Duke
Wozzeck
Opéra en trois actes d’Alban Berg, livret du compositeur d’après le drame Woyzeck de Georg Büchner, créé le 14 décembre 1925 à la Staatsoper de Berlin
Représentation du 10 juillet 2023, Festival d’Aix-en-Provence (Grand Théâtre de Provence)