Les festivals de l’été – L’apesanteur – la mélancolie – et la grâce : récital Asmik Grigorian et Lukas Geniušas à Aix-en-Provence
Naturel lieu de passage des plus grands interprètes du monde, le festival d’Aix-en-Provence se devait d’inviter, même le temps d’un soir, Asmik Grigorian, l’une des artistes les plus fascinantes de la planète lyrique, dont Première Loge rend régulièrement compte des prises de rôle et des concerts.
Retour sur un récital-évènement entièrement consacré aux mélodies et romances de Tchaïkovski et de Rachmaninov que la soprano lituano-arménienne et son habituel pianiste Lukas Geniušas ont magnifié pour le plus grand bonheur d’un public subjugué.
Un voyage sur les sommets
Poursuivant la série de récitals menés, depuis 2022, suite à la publication de leur magnifique album, salué par la critique internationale, consacré aux mélodies de Sergueï Rachmaninov, Asmik Grigorian et Lukas Geniušas ont proposé au public du festival d’art lyrique un voyage musical autour des deux plus grands maîtres de la mélodie russe : Tchaïkovski et, de fait, Rachmaninov.
Du premier, c’est comme l’on s’en doute, le sentiment de mélancolie et la nostalgie qui prédominent dans la mise en musique de poèmes signés Alexis Konstantinovitch Tolstoï (1817-1875) – cousin éloigné du célèbre romancier – Daniil Maximovich Rathaus ou encore inspirés de Goethe. Dès son apparition dans l’intimité confortable de l’auditorium du conservatoire, Asmik Grigorian, vêtue toujours avec cette originalité qui caractérise chacune de ses apparitions – ce soir une robe lamée aux reflets mordorés – nous propose, par la profondeur d’un regard qui semble perdu dans les grands espaces de la steppe – l’opus 47 n°5 « Je vous bénis, forêts » est d’ailleurs au programme de cette première partie – un voyage sentimental aussi panoramique qu’introspectif.
© Vincent Beaume
Depuis la salle de bal d’une fête brillante – qui nous rappelle quelle émouvante Tatiana d’Eugène Onéguine elle incarne à la scène ! – les vers du comte Tolstoï sont ciselés dans un chant toujours nuancé, mettant tout d’abord en évidence un bas médium aux couleurs moirées, l’une des caractéristiques de la voix de notre soprano. Progressivement, alors que se succèdent les déchirantes romances extraites de l’opus 73 – « De nouveau seul, comme avant » – et de l’opus 6 – « Non, seul celui qui connaît » et « Une larme tremble » – et que les textes de Rathaus et de Goethe interrogent sur l’insupportable absence de l’être aimé(e), la voix se fait plus ample, la demi-teinte cédant la place au mezzo forte et au forte. Comme nous avions déjà eu l’occasion de l’écrire dans notre compte-rendu du disque Rachmaninov, le piano de Lukas Geniušas ne se contente jamais d’accompagner mais fait déferler sur le clavier une urgence dramatique rejoignant, à plus d’une occasion, celle d’Asmik Grigorian. Donné en fin de première partie, « Ne m’interroge pas » – extrait de l’opus 57 – constitue un dialogue fiévreux entre piano et voix où l’interprète donne à entendre, à travers une romance où passe à nouveau le lyrisme d’Eugène Onéguine, toute la palette d’une voix égale et fascinante sur tout l’ambitus. Pour terminer ce florilège dans une sensation d’apesanteur, à l’occasion mâtinée de cette vigueur rustique qui caractérise maintes œuvres du compositeur de Casse-noisette, Lukas Geniušas nous offre des lectures enthousiasmantes de la Romance en fa mineur et du si périlleux d’écart Scherzo humoristique.
La soirée, qui n’en est encore qu’à sa moitié de bonheur, se poursuit donc avec l’héritier direct de la romance tchaikovskienne : Sergueï Rachmaninov.
Totalement transcendée par un compositeur dont elle a su montrer, sur les plus grandes scènes, la profondeur de l’écriture vocale en en évacuant toute mièvrerie et tout pathos, Asmik Grigorian, dans les extraits de l’opus 4 au programme – « Dans le silence de la nuit secrète » et « Ne chante pas, beauté, en ma présence » – décline la nostalgie pour la terre géorgienne, la steppe, les amours perdus – le second poème est d’Alexandre Pouchkine – et étreint son auditoire. Ici, peut-être plus encore que dans les romances de Tchaïkovski, l’interprète est en terrain familier tout comme dans la simple beauté de l’enfance qui traverse l’opus 8 : « Mon enfant, tu es belle comme une fleur » et « Un rêve » d’après Heinrich Heine. Attendues par un public à la qualité d’écoute qu’il convient de saluer – même au festival d’Aix ! -, les pièces au programme issues de l’opus 14 subjuguent par la force qui s’en dégage, en particulier dans les éblouissantes « Eaux printanières » – que l’auteur de ces lignes se repasse régulièrement en boucle depuis la parution du disque de l’artiste ! – et le déchirant de retenue « Oh, ne sois pas triste ! » où l’inspiration de Tchaïkovski est tellement prégnante. Après un alliage toujours savamment dosé entre virtuosité et sensibilité extrême, dans un extrait de l’un des Préludes opus 32, Lukas Geniušas rejoint sa complice pour une fin de programme en forme de feu d’artifice de tendresse : Certes, l’aigu angelicato sans doute nécessité par « Crépuscule » – extrait des douze romances de l’opus 21 – n’est, un court instant, pas des plus purs mais qu’importe face à un tel degré d’engagement ! Dans ces dernières œuvres proposées, issues des opus 21 et 26 – « Ici, il fait bon », « Nous nous reposerons » – la mélodie éthérée épouse une voix qui sait se faire diaphane et comme suspendue vers un temps immémoriel. Comme nous avons désormais l’habitude de l’observer, dans ces moments de grâce, la silhouette d’Asmik Grigorian ne bouge plus et la voix semble monter des entrailles de la terre. Pour boucler leur programme officiel – avant deux bis pris toujours chez Rachmaninov – les deux artistes délivrent tout naturellement une somptueuse version de « Dissonance », treizième mélodie de l’opus 13 – et dédiée à « Ré », alias Marietta Chaginian, poétesse et muse du compositeur au moment de la composition du cycle – qui leur permet de nous entraîner vers des sommets extatiques. Comme nous l’avions déjà souligné à l’écoute de l’enregistrement – auquel cette mélodie donnait son titre – on ne sort pas indemne d’un tel déferlement de splendeurs vocales et pianistiques !
Vingt quatre heures après un Così fan tutte nettement moins enthousiasmant, ce récital hors-norme faisait un bien fou !
Asmik Grigorian, soprano
Lukas Geniušas, piano
Mélodies de Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) et de Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Récital donné le dimanche 9 juillet 2023 au conservatoire Darius Milhaud. Festival d’Aix-en-Provence.