Tandis que s’achève l’été des festivals et que les lyricomanes cornent déjà les pages de leurs agendas aux dates des premiers spectacles de la nouvelle saison, la Cité de la Voix conviait les amateurs de flâneries musicales aux lisières du massif morvandiau du 24 au 27 août pour un long week-end de festivités. Pour cette 23e édition des Rencontres musicales de Vézelay, le directeur François Delagoutte a concocté une programmation mêlant toutes les musiques et destinée à tous les publics. Le webmagazine Première Loge était présent le premier des quatre jours de ce festival en terres bourguignonnes.
Bach passionnément
Quelques heures après la performance de Beatles baroques, le temps pour une brève averse orageuse de rafraichir un peu l’atmosphère, les festivaliers étaient attendus au sommet de la colline de Vézelay pour le premier des grands concerts qui, chaque soir, sous les voûtes de la basilique Sainte-Marie-Madeleine, sont les points d’orgues des Rencontres musicales.
Trois ans après l’avoir enregistrée pour le label Claves, l’ensemble Gli Angeli Genève proposait ce jeudi 24 août la Passion selon saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach dans un impressionnant dispositif avec deux orchestres, deux chœurs et la maitrise de Dijon réunis sur un grand podium de scène adossé au portail du narthex. Plein comme un œuf, l’immense vaisseau de la basilique témoigne de la forte attente suscitée par ce concert à l’affiche prestigieuse.
On pourrait disserter à l’envi sur les qualités acoustiques des cathédrales médiévales, certains appréciant la réverbération du son sous les voûtes, d’autres déplorant que la musique se dilue dans l’immensité d’une architecture qui n’a pas été vraiment conçue pour elle. Lorsqu’on assiste au concert dans les vingt premiers rangs, force est cependant de reconnaître que les murs de Vézelay reproduisent le miracle de la captation en studio et que Gli Angeli Genève nous ont fait vivre une soirée d’une intense émotion musicale.
À tout seigneur tout honneur, la réussite musicale de cette Passion tient d’abord au fondateur de Gli Angeli, Stephan MacLeod, qui dirige l’ensemble des artistes – musiciens, choristes et solistes – tout en assurant lui-même une partie des arie composées par Bach pour la voix de basse. D’abord vêtu d’une veste sombre avant de revenir au pupitre en bras de chemise pour la seconde partie du concert (il règne en effet dans la basilique de Vézelay une chaleur de four malgré l’averse de l’après-midi), Stephan MacLeod prend à bras-le-corps cette partition monumentale et y insuffle une telle énergie qu’il termine la soirée totalement lessivé, le front pâle, les jambes flageolantes, mais un sourire lumineux en travers du visage. Il faut voir cet artiste diriger au milieu de ses musiciens, face au public, les mains nues, dans un rapport hiérarchique qui n’a plus rien de la verticalité descendante des grands chefs du XXe siècle, pour saisir toute la modernité de la prestation musicale délivrée par Gli Angeli Genève.
Scindés en deux orchestres se faisant face de part et d’autre du podium de scène, les instrumentistes habitent la partition de Bach à un niveau d’intensité qu’on a rarement entendu. Qu’il s’agisse des cordes, tantôt soyeuses, tantôt rugueuses au gré des tempi imposés par Stephan MacLeod, ou des pupitres des vents, abondamment sollicités par l’écriture du cantor de Leipzig, l’ensemble des musiciens joue de manière fusionnelle et réussit à tisser un tapis sonore d’une densité et d’une complexité qui dit tout du génie de Bach.
Renforcés par les jeunes chanteurs de la Maîtrise de Dijon qui ne semblent nullement impressionnés de chanter dans l’une des plus belles églises du monde, les artistes du chœur de Gli Angeli Genève sont eux aussi des artisans essentiels du succès de ce concert. Omniprésents tout au long de l’oratorio, les deux chœurs voulus par Jean-Sébastien Bach pour mettre en espace sonore sa Passion selon saint Matthieu sont à la fois acteurs et commentateurs des derniers instants du Christ. Cette double fonction se retrouve dans la diversité du ton des interventions du chœur : qu’ils vocifèrent contre Jésus de Nazareth pour réclamer sa mort ou qu’ils fassent monter vers la voûte de la basilique une supplication pour que le Christ dorme en paix sous la pierre du tombeau, les chanteurs savent systématiquement trouver la tonalité juste et des accents d’une rare modernité.
Parmi les solistes déjà réunis en studio par Stephan MacLeod pour graver cette même Passion, Werner Güra est incontestablement celui que les festivaliers étaient le plus empressés de retrouver tant le ténor bavarois a la réputation d’être un des meilleurs interprètes de l’œuvre de Bach depuis plusieurs décennies. C’est peu dire que la partie de l’Évangéliste lui est familière puisque Werner Güra l’interprétait déjà dans l’intégrale enregistrée par René Jacobs dans les studios d’harmonia mundi en 2012. Onze ans plus tard, le chanteur a encore muri ce rôle et l’a nourri d’une telle humanité que les mots de l’Évangéliste lui sont devenus absolument naturels et parfaitement idiomatiques. Personnage dont les interventions consistent en de longs récitatifs soutenus par l’orchestre, sans aucune mélodie développée en aria, l’Évangéliste est au cœur du dispositif de ce grand oratorio sacré et Werner Güra excelle à lui apporter les nuances, l’autorité et la douceur que nécessite le récit de la passion du Christ.
La basse bergamasque Alessandro Ravasio incarne un Jésus vocalement impressionnant mais dramatiquement sur la réserve, ses interventions dans le drame se limitant souvent à quelques propos laconiques. Les deux seules phrases authentiquement posées sur une vraie ligne mélodique sont les paroles de la consécration au moment où le Christ institue l’Eucharistie : la voix d’Alessandro Ravasio se déploie alors dans toute sa majesté et donne envie de l’entendre dans une œuvre où son joli timbre italianisant serait davantage sollicité.
Premier soliste à commenter l’action dans la sublime aria « Buß und Reu », l’alto britannique Alex Potter marque la soirée de ses interprétations virtuoses, profondément incarnées et habilement projetées vers l’immensité de la nef de la basilique. En début de seconde partie de concert, « Ach ! nun ist mein Jesus hin ! » est délivré comme une lente déploration mais c’est avec « Erbarme dich Mein Gott » que l’artiste confirme tout le bien que le Times a déjà publié dans ses colonnes, saluant « un timbre éthéré et une superbe maitrise » des techniques du chant baroque.
Un panorama des voix masculines de ce concert ne serait pas complet sans citer la basse anglaise Matthew Brook et son interprétation bouleversante des remords de l’apôtre Pierre après le chant du coq ni les deux ténors Guy Cutting et Valerio Contaldo aux interventions moins nombreuses. Le premier, d’abord un peu court en voix dans le récitatif « O Schmerz ! », trouve rapidement l’assurance nécessaire pour aborder sereinement l’aria « Ich will bei meinem Jesu wachen » tandis que le second, né en Italie mais formé dans le Valais suisse, force un peu trop la projection de son instrument lorsqu’il aborde en début de seconde partie l’aria « Geduld, Geduld ! ».
Du côté des voix féminines, quoique peu sollicitées dans la grande cathédrale vocale de la Passion selon saint Matthieu, Aleksandra Lewandowska tire son épingle du jeu dès l’aria « Blute nur, du liebes Herz » qu’elle interprète d’un joli timbre clair. Miriam Allan, qui remplace Miriam Feuersinger annoncée par le programme de salle, fait elle-aussi bonne figure au côté de ses partenaires. Stéphanie Guérin, enfin, complète cette distribution : d’avantage mezzo qu’alto, elle n’en assume pas moins crânement les parties qui lui sont confiées.
Le chanteur le plus bouleversant de cette Passion reste cependant le chef Stephan MacLeod qui s’est réservé les parties chantées de Judas, de Ponce Pilate et de Joseph d’Arimathie, et notamment la sublimissime aria « Mache dich, mein Herze » qui conclut la représentation avant les deux derniers grands morceaux choraux. Dans cette bouleversante déclaration d’attachement à la personne du Christ, Stephan MacLeod use d’un timbre de basse profondément humain et d’inflexions qui témoignent d’un chant simple et sain(t) qui a su directement toucher au cœur des spectateurs.
À l’issue de la représentation, les manifestations d’enthousiasme qui ont salué l’ensemble des artistes témoignent de l’universalité et de la beauté absolue des grandes compositions religieuses de Jean-Sébastien Bach, y compris auprès d’un public largement sécularisé. Stephan MacLeod ne s’y est pas trompé qui, après avoir fait applaudir les chanteurs et les solistes de l’orchestre Gli Angeli Genève, a brandi la partition de la Passion selon saint Matthieu et l’a fait ovationner par un public largement debout.
Gli Angeli Genève
Maîtrise de Dijon
Basse et direction musicale : Stephan MacLeod
Évangéliste : Werner Güra
Jésus : Alessandro Ravasio
Sopranos : Miriam Allan et Aleksandra Lewandowska
Altos : Alex Potter et Stéphanie Guérin
Ténors : Cutting et Valerio Contaldo
Basse : Matthew Brook
Passion selon saint Matthieu BWV 244
Oratorio de Jean-Sébastien Bach créé le vendredi saint 1727 à l’église Saint-Thomas de Leipzig
Basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay, jeudi 24 août 2023 – 20h