Création mondiale à la Monnaie de Bruxelles : CASSANDRA de Bernard Foccroulle
La Monnaie ouvre sa nouvelle saison avec une création mondiale : Cassandra, un opéra à l’actualité brûlante… accueilli très favorablement par le public.
Dans un souci très légitime de se faire l’écho de nobles causes (lutte contre le réchauffement climatique, contre le patriarcat, dénonciation du sort réservé aux migrants, des régimes dictatoriaux,…) nombre de metteurs et metteuses en scène plaquent sur les œuvres du répertoire un discours qui n’a très souvent qu’un rapport pour le moins assez lointain avec les messages délivrés par les librettistes et les compositeurs. Au point qu’on a plus d’une fois été tenté de les inciter à s’associer à un librettiste et à un compositeur afin de créer eux-mêmes une œuvre propre à servir la cause qui leur tient à cœur plutôt que de déformer, voire de dénaturer tel ou tel opéra. C’est aujourd’hui chose faite avec Cassandra, opéra en treize scènes et un prologue de Bernard Foccroulle et Matthew Jocelyn, rappelant les dangers pesant sur la planète suite au réchauffement climatique et dénonçant l’irresponsabilité de celles et ceux qui nous gouvernent et d’une partie de la population, refusant de reconnaître le caractère urgentissime du problème et/ou de prendre les mesures qui s’imposent.
C’est là un sujet qui, au-delà – ou en raison – de son importance pourrait donner lieu à un discours excessif, voire caricatural : rien de tel dans l’intelligent livret de Matthew Jocelyn, qui expose la problématique avec finesse et nuances – ce qui n’ôte rien à la force des arguments, bien au contraire ! – et prend en compte tous les aspects du problème, de l’inquiétante fonte des glaces aux pôles à l’hésitation de la jeune génération à donner la vie dans un monde où l’avenir paraît si incertain. La diversité des moyens d’action possibles pour convaincre et faire bouger les lignes est elle aussi envisagée : faut-il se montrer complaisant envers le public en lui proposant des shows sur le sujet, voire en le faisant rire, attitude adoptée dans un premier temps par l’héroïne Sandra ? Vaut-il mieux, comme le fait son fiancé Blake, choisir l’activisme, quitte à ce qu’il soit empreint d’une certaine violence ? Quant aux discours des « opposants », ils sont évoqués dans toute leur diversité, de l’irresponsabilité de celles et ceux qui continuent à faire passer la notion de profit immédiat avant tout, aux propos violents, stupides (et criants de vérité !) de climatosceptiques bornés et dangereux. La mise en parallèle de la destruction de deux mondes (destruction de Troie au XIIe siècle avant notre ère, destruction de notre planète aujourd’hui) se montre par ailleurs particulièrement convaincante et confère au livret une dimension éminemment tragique, notamment dans l’incrédulité répétée à laquelle se heurtent Cassandra et Sandra. Notons enfin que l’allusion à la disparition annoncée des glaces recouvrant l’île Alexandre 1er (située à l’ouest de la péninsule Antarctique) constitue un argument pour le moins convaincant pour le mélomane qui se sentirait peu concerné par le problème du réchauffement climatique, les différentes régions de cette île (hauts plateaux, glaciers, champs de neige…) portant les noms de Mahler, Puccini, Debussy, Wagner, Bach… Or peut-on imaginer vivre dans un monde sans Bach, s’interroge Sandra ? Une question relayée par la douloureuse réminiscence, à la toute fin de l’œuvre, du chœur de la Cantate BWV 26 : « Ach wie flüchtig, ach wie nichtig / ist der Menschen Leben ! » (« Ah ! Comme la vie humaine est éphémère et vaine ! »)…
Le parcours personnel de Bernard Foccroulle ne pouvait que le conduire à la composition d’un opéra : outre le fait qu’il a déjà, à plusieurs reprises, manifesté son intérêt pour la composition d’œuvres vocales, faut-il rappeler qu’il a été, de 2007 à 2018, directeur du Festival d’Aix-en-Provence après avoir dirigé, de 1992 à 2007, la Monnaie de Bruxelles – qui lui a d’ailleurs réservé un accueil des plus chaleureux au rideau final ? Sur ce livret bien construit ne refusant, fort heureusement, ni la notion de progression dramatique, ni celle de personnages (héros, adjuvants, opposants), se déploie une musique qui, au-delà de son originalité et de sa modernité, s’inscrit dans la tradition du genre lyrique, avec une belle variété de tableaux et d’ambiances : amusant repas de famille où tout le monde parle sans vraiment s’écouter, étonnante scène de la « bibliothèque des morts » où apparaissent Hécube, Priam et Cassandre, touchante « berceuse » chantée par Naomi (la sœur de Sandra), pour son futur bébé, une mélodie simple et naïve bifurquant brutalement vers l’étrangeté et l’effrayant lorsque la jeune femme reprend conscience, comme malgré elle, de la tragédie qui se joue autour d’elle,… La musique, tout en restant exigeante (en raison notamment d’un rythme narratif volontairement assez lent) ne se fait jamais hermétique et, fort heureusement, ne ferme pas la porte à l’émotion ni à une forme de lyrisme.
Visuellement, le spectacle proposé par Marie-Eve Signeyrole est séduisant et convaincant. Certaines images ne sont peut-être pas absolument nécessaires (Cassandra relevant ses jupes et s’accroupissant pour uriner), mais globalement la mise en scène sert parfaitement le propos des auteurs, avec un usage modéré et parfaitement justifié de la vidéo, une direction d’acteurs travaillée et certains tableaux visuellement très forts : l’effondrement du décor du premier tableau sur lequel est jeté un petit cheval de bois, image dérisoire du cheval ayant conduit Troie à sa perte – que l’on retrouvera sous la forme d’un inquiétant carrousel pendant la berceuse chantée par Mina ; le retour récurrent des images d’abeilles et d’alvéoles dans les éléments du décor, symbolisant tout le mal que l’homme et la femme font à leur planète et aux créatures qui l’habitent, la saisissante confrontation entre Sandra et Cassandra à la fin de l’ouvrage…
Musicalement, l’œuvre est parfaitement servie par une excellente équipe d’interprètes pleinement impliqués dans le projet, d’où se détachent notamment le mezzo cuivré de Katarina Bradiċ (Cassandra), le soprano fluide et musical de Jessica Niles (Sandra), la Naomi tantôt drôle, tantôt pitoyable de Sarah Defrise, le Blake très convaincant de Paul Appleby, l’Apollon très présent vocalement et scéniquement de Joshua Hopkins, ou encore les touchants Susan Bicley (Hécube et Victoria) et Gidon Saks, ce dernier se montrant particulièrement émouvant dans la scène où Priam découvre avec tristesse l’image que la postérité aura retenue de lui… Succès unanime, partagé avec les forces de la Monnaie placées sous l’impeccable direction de Kazushi Ono.
Cassandra : Katarina Bradiċ
Sandra : Jessica Niles
Hecuba / Victoria : Susan Bickley
Naomi : Sarah Defris
Blake : Paul Appleby
Apollo / Angry Audience Member : Joshua Hopkins
Priam / Alexander : Gidon Saks
Stage Manager / Marjorie : Sandrine Mairesse
Conference Présenter : Lisa Willems
Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie (Chef des chœurs : Emmanuel Trenque), dir. Kazushi Ono
Mise en scène et vidéo : Marie-Eve Signeyrole
Décors : Fabien Teigné
Costumes : YASHI
Éclairages : Philippe Berthomé
Dramaturgie : Louis Geisler
Collaboration vidéo : ARTIS DZĒRVE
Cassandra
Opéra en treize scènes et un prologue de Bernard Foccroulle, livret de Matthew Jocelyn, créé le 10 septembre 2023 à la Monnaie de Bruxelles
Bruxelles, Théâtre de la Monnaie, représentation du dimanche 10 septembre 2023 (création)