Carmen à l’Opéra de Rouen Normandie
Alors que – une quinzaine de jours après la lettre ouverte d’Emiliano Gonzalez Toro parue dans le journal genevois Le Temps – la polémique sur le Regietheater continue d’enfler dans le landerneau lyrique, le Théâtre des Arts de Rouen, en étroite collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, crée l’événement en proposant, pour ouvrir sa saison, de donner à voir Carmen telle que la découvrirent les spectateurs de la salle Favart le 3 mars 1875. Cette expérience d’archéologie opératique séduit autant qu’elle agace.
Les fantômes de l’opéra
Il serait inconvenant de suspecter Loïc Lachenal et la scène rouennaise d’avoir cherché à surfer sur la vague de la polémique allumée début septembre par le ténor Emiliano Gonzalez Toro mais force est de reconnaître que, dans l’atmosphère enfiévrée qui oppose actuellement les défenseurs du Regietheater et les partisans de l’opéra à papa, la proposition esthétique faite par l’opéra de Rouen Normandie pour son spectacle de rentrée assume un point de vue clivant et vient à-propos alimenter la réflexion sur ce qu’on peut attendre de la représentation en version scénique d’un chef-d’œuvre du répertoire. Vieille comme le combat des Anciens et des Modernes, facilement caricaturale et empreinte dans les deux camps de la même mauvaise foi, cette querelle esthétique trouve aujourd’hui dans l’actualité des résonances qui, à force de se répondre, composent une petite musique dont l’air – pour autant qu’il est connu – finit par mettre mal à l’aise.
À lire les pamphlets des uns et à écouter les mises au point des autres, il existerait donc deux catégories irréconciliables d’amateurs d’opéra qui englobent aussi bien des spectateurs que des directeurs d’institutions lyriques, des chefs d’orchestre et certains chanteurs eux-mêmes !
Les premiers déplorent un désamour du public populaire pour l’opéra et regrettent un âge d’or au cours duquel on donnait les œuvres du répertoire dans des décors figuratifs respectueux à la lettre du temps et du lieu des intrigues, aussi abracadabrantesques soient-elles. Pour ceux-là, l’opéra est un art de pur divertissement qui raconte de jolies histoires emballées dans de jolis costumes : le Metropolitan opera a longtemps été leur Mecque mais ils déplorent à bas bruits que les choses ont hélas bien changé depuis la mort de Franco Zeffirelli… Le soir de l’ouverture de la coupe du monde de rugby, ils ont applaudi des deux mains l’évocation nostalgique de la France de Vincent Auriol imaginée par Jean Dujardin.
Les seconds sont d’indécrottables snobs dont les premiers doutent même qu’ils soient vraiment amateurs d’opéra. Depuis les années 1970, ils ont rallié le culte du Regietheater, considèrent avec condescendance les spectacles pépères que programment encore les Chorégies d’Orange et les arènes de Vérone et ne jurent que par la scène expérimentale allemande qui ose déplacer l’intrigue de Faust dans un sanatorium et celle de La Bohême dans une capsule spatiale. Ces amateurs-ci pratiquent l’entre-soi bourgeois et ne regretteraient pas vraiment la disparition des catégories populaires des salles de spectacle. Début septembre, ils ont bu comme du petit lait la tribune de Libération qui trouvait à la cérémonie d’ouverture de la coupe du monde de rugby un parfum un peu rance…
Posé dans ces termes un brin caricaturaux, le débat qui traverse aujourd’hui l’univers des lyricophiles a probablement beaucoup à apprendre de la Carmen rouennaise. Sans que ce spectacle les réconcilie définitivement – le souhaitent-ils, d’ailleurs ? – il permet néanmoins de s’interroger sur ce qu’est une production réussie et invite à une synthèse aussi funambulesque que le fameux « en même temps » macronien.
Confiée au jeune metteur en scène Romain Gilbert avec qui l’opéra de Rouen Normandie a déjà récemment collaboré pour La Vie parisienne, cette Carmen est d’abord une entreprise inédite d’archéologie opératique visant à reconstituer le plus rigoureusement possible l’émotion esthétique qu’ont pu ressentir les spectateurs parisiens présents à l’Opéra-Comique le soir de la création du chef-d’œuvre de Georges Bizet. Deux années n’ont pas été de trop pour réunir l’ensemble des archives nécessaires à cette recréation : carnets de mise en scène pieusement conservés à la bibliothèque de l’Opéra national de Paris, coupons des tissus des costumes originaux, gravures et photos des décors dans lesquels Carmen fut donnée au cours de sa première tournée triomphale à travers le monde … constituent l’essentiel du corpus documentaire patiemment réuni par Alexandre Dratwicki et les musicologues du Palazzetto Bru Zane.
La valorisation de métiers anciens, menacés de disparition dans de nombreuses maisons d’opéras, est aussi un des enjeux de cette Carmen : modistes, perruquiers, entoileurs, peintres à la détrempe… voient ici leurs savoir-faire mis à l’honneur et on imagine aisément l’ampleur de la tâche des costumiers et accessoiristes qui ont réussi le pari d’illustrer sur scène chacun des mots du livret en un abécédaire inouï ! Au deuxième acte, lorsque Carmen agacée prie Don José de déguerpir en prenant ses cliques et ses clacs, le shako, le sabre et la giberne énumérés par Meilhac et Halévy passent effectivement entre les mains de la bohémienne. Les navajas qui servent au duel du troisième acte sont d’authentiques couteaux espagnols aux manches gravés (l’information nous a été confirmée par l’un des chanteurs) et, avant la corrida, les colporteurs ont réellement dans leurs paniers d’osier des « éventails pour s’éventer, des oranges pour grignoter, le programme avec les détails, du vin, de l’eau, des cigarettes » et même « des lorgnettes » !
Mais plus que ce bric-à-brac hispanisant, ce sont les décors et les costumes reconstitués avec un souci méticuleux d’authenticité historique qui forcent l’admiration. Réalisées dans les ateliers de l’Opéra de Rouen Normandie par des décorateurs qui perpétuent la tradition de la détrempe à l’italienne, les immenses toiles peintes et les décors architecturés des quatre actes font passer dans le public un frisson d’admiration à chaque lever de rideau. Ceux du premier acte sont objectivement un enchantement : du corps de garde des dragons d’Alcala au portail de la manufacture de tabac en passant par la silhouette de la Giralda, ancien minaret de la mosquée mozarabe transformé en clocher de la cathédrale de Séville, il ne manque pas une jalousie ni un azulejo pour évoquer la petite place andalouse où va se nouer le drame. Au dernier acte, le grand portail des arènes impressionne lui-aussi, rutilant sous la lumière crue d’Espagne. L’œil est séduit, indubitablement, mais cette imagerie va-t-elle au-delà de la simple évocation folklorique ? Chacun verra midi à sa porte.
Plus authentiquement espagnols sont les dizaines de costumes reconstitués par Christian Lacroix à partir des gravures colorisées de la fin du XIXe siècle. Synthétisant les souvenirs arlésiens de son enfance, l’abondante imagerie populaire qui a accompagné les premières tournées triomphales de Carmen et sa propre connaissance de l’histoire du costume andalou, le Maitre a su habiller ce spectacle avec un luxe de détails qui ne sont jamais anecdotiques. Non content de rendre aux uniformes des dragons d’Alcala leur couleur jaune qui justifie que Carmen traite Don José de « canari », Christian Lacroix a su donner à chaque personnage une silhouette immédiatement reconnaissable et authentiquement espagnole : Micaëla porte la mantille blanche comme une Grande d’Espagne, le gilet rouge et la ceinture de faille bleue de Don José au dernier acte confèrent au soldat déserteur et à l’amant déçu un reste de noblesse tandis que la garde-robe de Carmen, composée de pas moins de cinq costumes, regorge de robes juponnées, de boléros brodés, de châles et de dentelles d’une élégance folle.
Dans un spectacle à l’esthétique si codifiée, quelle liberté restait à Romain Gilbert pour raconter les passions andalouses imaginées par Mérimée et mises en musique par Bizet ? Répondant aux journalistes du Figaro quelques jours avant la première du spectacle, le metteur en scène estimait que les carnets exhumés des archives de l’Opéra de Paris ne contiennent que 40% de son travail et ne permettent que de régler les entrées, les déplacements des solistes et la disposition des masses chorales. Doit-on pour autant en déduire que la Carmen de Rouen est à 60% l’œuvre de Romain Gilbert ? Il est permis d’en douter.
La limite de cette intéressante expérimentation d’archéologie lyrique réside effectivement dans la multiplication des attitudes stéréotypées et des tableaux d’ensemble où le chœur se positionne paresseusement en arc de cercle derrière les solistes qui chantent face au public, le regard à l’horizon. Certains de ces moments sont de vraies réussites : la relève de la garde, la bagarre des cigarières ou le défilé des quadrilles sont chorégraphiés avec une précision métronomique et aident à redécouvrir un pittoresque que des décennies de mises en scène absconses avaient effacé. Le rétablissement de la pantomime du vieux mari jaloux au début du premier acte (juste avant la relève de la garde) participe lui-aussi de la même préoccupation d’authenticité : outre qu’il rallonge sensiblement la partie chantée par Moralès, il permet surtout de redécouvrir un jeu d’acteurs certes désuet mais qui plaisait énormément au public des théâtres des Boulevards au XIXe siècle. Vincent Chaillet, ancien Premier danseur de l’Opéra de Paris et habitué aux « rôles de caractère », réussit à faire de cette pantomime un moment de comédie chorégraphiée aussi charmant qu’inattendu.
Si sa tâche a donc essentiellement consisté à donner de la cohérence aux indications collectées par les musicologues du Palazzetto Bru Zane, Romain Gilbert est néanmoins parvenu à mettre sa patte à ce spectacle sous la forme de détails esquissés mais néanmoins bien trouvés. De tous les personnages, c’est à celui de Don José que le metteur en scène semble s’être le plus intéressé au point d’en dessiner les contours de manière presqu’inédite. Amoureux maladroit et soldat déshonoré, José n’a finalement qu’une seule femme dans sa vie : sa mère.
Les tourments œdipiens du brigadier sont délicatement suggérés par Romain Gilbert sous la forme d’une image qui se répète à deux moments du spectacle. Au premier acte, lorsque José demande à Micaëla de lui parler de sa mère, il s’assied aux pieds de sa fiancé et pose la tête sur ses genoux dans l’attitude d’un enfant qui cherche du réconfort auprès de sa maman. Dans l’acte suivant, à la fin de « La fleur que tu m’avais jetée », José s’agenouille à nouveaux aux pieds de Carmen, pose la tête dans son giron et l’invite de la main à lui caresser les cheveux. Quelle que soit la femme qu’il aime, c’est donc bien une figure maternelle et maternante que José recherche dans ses amantes jusqu’à devenir violent avec elles, comme l’enfant à qui on refuse un caprice. Dans l’acte de la taverne, sur les mots « Tu m’entendras », le soldat décoche à Carmen une véritable gifle de cinéma, sonore et tétanisante, qui trahit une psyché fragile et sa difficulté à gérer ses émotions. La même fêlure réapparait aux portes des arènes : abandonné par Carmen, José tourne d’abord son couteau contre lui dans un chantage au suicide qui n’émeut pas la bohémienne avant de l’assassiner tandis qu’elle lui tourne le dos, comme s’il n’osait plus affronter son regard castrateur.
Les autres personnages du drame – y compris Carmen, Micaëla et Escamillo – sont à peine esquissés et demeurent des silhouettes vierges qui vont et viennent sur scène dans de somptueux décors au gré des indications de vieux carnets jaunis. Est-ce là l’avenir de l’opéra ? Il est permis d’en douter. L’honnêteté force néanmoins à reconnaître que ce spectacle est d’une beauté plastique inouïe et que les Rouenneais présents à la première ont manifesté un enthousiasme comme on en entend rarement à l’opéra. À titre personnel, je n’avais pas vu le public applaudir des décors depuis Au théâtre ce soir et la retransmission télévisée d’une comédie de Barillet et Grédy avec Jacqueline Maillan.
Au théâtre ce soir
On ne saurait cependant réduire une soirée lyrique à 2000 m2 de toiles peintes, aussi somptueuses soient-elles, et force est de reconnaître que l’Opéra de Rouen Normandie est parvenu à réunir sur son plateau une distribution de jeunes chanteurs qui effectuent quasiment tous leurs débuts dans leurs rôles respectifs. Sans doute cette option était-elle la plus judicieuse : pour que la reconstitution historicisante de Carmen rencontre l’adhésion de ses interprètes, il fallait des artistes vierges de tout a priori et exempts de tout tic de jeu qui aurait pu parasiter l’effort d’authenticité du spectacle. Dans ce sens, le casting rouennais tient toute ses promesses.
Arrivée tardivement sur le projet, Deepa Johnny est définitivement Carmen, de l’accroche-cœur qui lui barre le front jusqu’à la pointe de ses mules. De la cigarière, l’artiste canadienne a d’abord l’aisance scénique, la démarche féline et un port de tête un brin insolent qui dessinent instantanément la silhouette d’une femme absolument libre de tous les préjugés. Les déplacements imaginés pendant la habanera campent le personnage : physiquement plus forte que certains hommes, capable de leurs faire baisser les yeux et ployer le genou devant elle, cette Carmen au tempérament de feu ne s’en laisse compter par personne. La gifle que lui inflige José au deuxième acte est le seul moment où elle semble se soumettre – à son corps défendant – à l’oppression masculine. Prostrée pendant tout l’aria de Don José, elle se redresse ensuite plus fière et plus forte jusqu’à ne pas trembler à l’heure que lui fixe le destin.
Vocalement, Deepa Johnny est aussi une découverte dans le rôle de Carmen. La pulpe du timbre de mezzo est opulente, la couleur chaude de la voix convient idéalement au rôle solaire de la gitane et sa prononciation du français vaut largement celle de certaines Carmen hexagonales. Très attendue dès la habanera, c’est cependant dans la séguedille (qu’elle prononce rigoureusement séguedille et non pas séguédille comme le font tant d’interprètes mal préparées…) que Deepa Johnny dévoile une ligne de chant rigoureuse, des aigus parfaitement tenus et une maitrise du souffle scrupuleusement contrôlée. Le reste de la représentation ne fait ensuite que confirmer cette excellente première impression : le long duo de la taverne, l’acte des contrebandiers et l’affrontement final sont abordés avec un mélange de rigueur technique et d’engagement dramatique qui augurent d’une belle suite de carrière sur les scènes des grands théâtres européens. Il n’y a guère que dans l’air des cartes que la mezzo canadienne parait moins à son aise, mais combien de chanteuses savent réellement timbrer leurs graves sur les mots « La mort, toujours la mort » ?
Dans le rôle de Don José, Thomas Atkins est la seconde découverte de ce casting et un interprète intègre auquel les directeurs de théâtre seraient inspirés de penser au moment de distribuer leur prochaine Carmen. À l’exact opposé de Placido Domingo, de Roberto Alagna ou de Jonas Kauffmann qui ont habitué le spectateur à entendre chanter José d’une voix ample, presque spinto, ce jeune ténor néo-zélandais aborde le personnage du brigadier avec des moyens vocaux qui sont davantage ceux nécessaires pour chanter Nadir ou Gérald. Si les premières répliques font d’abord craindre qu’il soit incapable d’assurer les passages les plus héroïques de la partition, Thomas Atkins rassure très vite le public en délivrant le duo « Parle-moi de ma mère » d’une façon remarquable, l’émission claire et la projection vaillante. L’allure juvénile de cet artiste en devenir contribue par ailleurs elle-aussi à rendre crédible ce personnage de soldat-enfant en perpétuelle recherche d’une figure maternelle. Au deuxième acte, le très attendu « La fleur que tu m’avais jetée » est chanté sur le souffle avec une science du legato et du portamento qui forcent l’admiration, jusqu’à culminer dans un si bémol susurré pianissimo sur la dernière syllabe de « Et j’étais une chose à toi » dans la plus pure tradition française. C’est cependant dans l’affrontement final avec Carmen que Thomas Atkins gagne définitivement ses galons de brigadier ! Personnage émasculé dont la silhouette hâve hante les abords des arènes, le ténor s’engage dramatiquement dans ce duo de la totalité du corps et de la voix, quitte à réduire l’émission du son jusqu’au murmure lorsque l’émotion du chant le nécessite. À partir de « Mais moi, Carmen, je t’aime encore », Thomas Atkins réussit à mettre tant d’intensité dans sa voix qu’il devient impossible de distinguer s’il chante en pleurant ou s’il pleure en chantant, les dernières imprécations de José tenant le cadavre de Carmen dans ses bras – comme une pietà inversée – le laissant exsangue au moment des saluts.
On espérait beaucoup du premier Escamillo de Nicolas Courjal, trop peut-être. Si elle a indubitablement du torero le jarret fier et le menton hautain, la basse bretonne semble mal à son affaire avec la tessiture tendue du rôle dès les couplets du toast. L’artiste a beau alléger son instrument et multiplier les nuances piano, la dimension héroïque du personnage se dérobe obstinément à son chant en dépit d’une diction exemplaire et d’une parfaite intelligibilité du texte. Escamillo est par ailleurs de tous les protagonistes du drame celui qui fait le plus les frais de la reconstitution de la mise en scène de 1875 : réduits à pas grand-chose, la plupart du temps cantonnés au centre de la scène, face au public, ses déplacements sont extrêmement stéréotypés et ne laissent quasiment aucune place aux talents d’acteur de Nicolas Courjal.
Iulia Maria Dan, à la différence de ses partenaires, n’en est pas à sa première Micaëla mais son personnage a su garder toute la candeur qui convient lorsqu’elle apparait au début du spectacle sur la place où « chacun passe, chacun va, chacun vient ». Dans le duo avec José comme dans son air « Je dis que rien ne m’épouvante », la jeune soprano roumaine sait pouvoir compter sur un timbre charnu, sonore dans les aigus et savamment projeté. Aguerrie à la scène grâce à son passage dans les troupes des opéras de Hambourg et de Dresde, elle démontre aussi un joli talent de comédienne dont Romain Gilbert a su tirer profit pour donner un peu d’épaisseur à ce personnage traditionnellement un peu fade.
Les seconds rôles de cette Carmen sont tous remarquablement tenus et rappellent à quel point Bizet savait soigner avec une égale attention la ligne mélodique de tous ses personnages. Des dragons d’Alcala, Yoann Dubruque et Nicolas Brooymans possèdent incontestablement l’allure martiale et la décontraction nécessaire pour porter élégamment l’uniforme jaune canari. Dans le rôle de Moralès, le premier donne à entendre un timbre de baryton sonore et chaleureux que la pantomime du barbon jaloux permet d’apprécier le temps de quelques couplets supplémentaires. Le second est un Zuniga de grande classe, presqu’aristocratique. La voix est ample, projetée avec aplomb, et le jeu d’acteur de Nicolas Brooymans sonne étonnamment moderne au milieu des toiles peintes.
Faustine de Monès et Floriane Hasler incarnent chacune avec fraicheur les bohémiennes Frasquita et Mercédès et prêtent leurs voix à deux ensembles plus légers qui viennent momentanément interrompre le grand arc dramatique qui sous-tend toute l’intrigue. Le duo des cartomanciennes est celui où ces deux chanteuses sont le mieux à leur affaire : la première possède un soprano rond et solaire tandis que la seconde affiche un caractère de comédienne mieux trempé et une manière un peu old school de délivrer son chant à la manière pointue des chanteuses d’opérette des années 1950, ce qui s’harmonise parfaitement avec l’esthétique de la production.
Les contrebandiers sont enfin interprétés par Thomas Morris et Florent Karrer grâce à qui Remendado et Le Dancaïre trouvent leurs silhouettes et leurs voix. Aguerri à l’esthétique d’Offenbach et des rôles de caractère, le premier est le parfait faire-valoir du second dont la partie chantée et un peu plus étoffée. Dans l’acte de la taverne, le quintette « Nous avons en tête une affaire » repose principalement sur l’engagement du baryton lyonnais Florent Karrer : il y prend un plaisir à chanter et à danser qui se communique immédiatement à ses partenaires et fait de cet interlude comique un authentique moment de spectacle vivant. Le vif argent de son timbre et l’élégance naturelle de sa diction font mouche : c’est un artiste qu’on aura plaisir à réentendre.
Le chœur accentus et celui de l’Opéra de Rouen Normandie comptent eux aussi au nombre des artisans de la réussite de cette soirée. Si l’on peut déplorer des déplacements contraints par le respect des notes de mise en scène de 1875, leur prestation musicale n’appelle que des louanges, et plus particulièrement pour les choristes féminines qui démontrent, dans la querelle des cigarières et dans la chanson « Quant au douanier, c’est notre affaire », une parfaite homogénéité des pupitres. Toujours très applaudis au moment du rideau final, les enfants de la Maîtrise du Conservatoire à rayonnement régional de Rouen sont eux aussi les protagonistes incontournables de la relève de la garde et du défilé des quadrilles. Si certaines voix sont encore un peu vertes ou trop acidulées, ces passages sont si remarquablement composés par Bizet qu’ils suscitent la sympathie et l’indulgence pour les minimes erreurs techniques de ce chœur d’enfants.
En fosse, placés sous la baguette de leur Directeur musical Ben Glassberg, les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie abordent la partition de Carmen avec un enthousiasme communicatif. Attaqué sur un rythme échevelé, le prélude du premier acte crée immédiatement une attente que la suite de la représentation ne réussira pas à combler entièrement. Il n’en reste pas moins que, trois mois après avoir joué Roméo et Juliette de Charles Gounod, cette phalange normande confirme son affinité avec le répertoire français du XIXe siècle et sa capacité à produire un son clair et brillant. Attentif au confort des chanteurs et à l’équilibre fosse/plateau, Ben Glassberg sait canaliser l’énergie de ses musiciens et alléger la pâte orchestrale pour s’approcher au mieux de l’esthétique des années 1870-1880. D’un aussi fin connaisseur de la partition de Carmen, on s’étonne donc qu’il n’ait pas trouvé les arguments d’autorité pour imposer la version du 3 mars 1875 avec les dialogues parlés ; c’est effectivement l’édition Choudens avec les récitatifs de Guiraud qui est jouée à Rouen.
Incontestable succès public, production visuellement somptueuse et musicalement très satisfaisante, cette Carmen « dans son jus » est-elle de nature à apaiser le débat sur les excès du Regietheater et marquer un tournant dans la manière de mettre en scène les œuvres du répertoire ? Sans insulter l’avenir, il est probable que non. Dans Le Vent Paraclet publié en 1977, Michel Tournier affirmait déjà avec sagesse et clairvoyance que « les mythes ont besoin d’être irrigués et renouvelés sous peine de mort ». Les artisans de ce spectacle le savent bien : Carmen ne se laissera jamais enfermer dans une esthétique figée car « libre elle est née, et libre elle mourra ».
Il faut souhaiter que la reprise de cette Carmen à Versailles en 2025 pour commémorer le 150e anniversaire de la mort de Georges Bizet advienne dans un climat lyrique plus apaisé et qu’elle soit vue du plus grand nombre pour ce qu’elle est : une expérimentation originale d’archéologie lyrique. D’ici là, l’Opéra de Rouen Normandie la donne encore jusqu’au 3 octobre et retransmettra en direct le spectacle du samedi 30 septembre sur ses réseaux sociaux (Facebook et Youtube) ainsi que sur grand écran, place de la cathédrale, à Rouen, et dans une trentaine de salles à travers toute la Normandie.
Ce ne sera cependant pas Thomas Atkins, empêché pour raison de santé, qui assurera le rôle de Don José dans ces prochaines représentations mais Stanislas de Barbeyrac.
Carmen: Deepa Johnny
Don José : Thomas Atkins
Micaëla: Iulia Maria Dan
Escamillo : Nicolas Courjal
Frasquita : Faustine de Monès
Mercédès : Floriane Hasler
Le Remendado : Thomas Morris
Le Dancaïre : Florent Karrer
Zuniga : Nicolas Brooymans
Moralès : Yoann Dubruque
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Chœur accentus / Opéra de Rouen et Maîtrise du Conservatoire à rayonnement régional de Rouen, dir. Ben Glassberg
Mise en scène : Romain Gilbert
Scénographie : Antoine Fontaine
Costumes : Christian Lacroix
Lumières : Hervé Gary
Chorégraphie : Vincent Chaillet
Carmen
Opéra-comique en quatre actes de Georges Bizet, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après le roman de Prosper Mérimée. Créé le 3 mars 1875 à l’Opéra-Comique, à Paris.
Théâtre des Arts, vendredi 22 septembre 2023 – 20h00