La Fille de Madame Angot à l’Opéra-Comique : le Woman Power
En ouverture de saison à l’Opéra-Comique, La Fille de Madame Angot de Charles Lecoq assume la gaité populaire de l’opéra-comique tout en exaltant le Woman Power de l’intrigue. La mise en scène décalée de Richard Brunel – du Directoire vers Mai 68 – s’appuie sur l’engagement d’interprètes frondeuses : la pétulante Hélène Guilmette et Véronique Gens en guest-star de cinéma. Une programmation bienvenue, quelques années après la production d’Ali-Baba du même Lecocq (2014).
« Prenez vos désirs pour des réalités »
Certes, les vaudevillistes complices de La Fille de Madame Angot (dont le prolifique Clairville) visaient le Directoire, son personnel politique corrompu, ses frivoles Merveilleuses et Incroyables lorsqu’ils trament cette intrigue fantaisiste à l’orée d’une IIIe République encore incertaine. Créé à Bruxelles (1872), remanié pour son transfert parisien (1873), leur opéra-comique recueillait un succès enthousiaste et pérenne. Avec talent, l’œuvre imposait dans la mémoire collective sa galerie de personnages historiques (le chansonnier Ange Pitou, la comédienne Lange, le danseur Trénitz) comme de fantaisie avec la fille de Madame Angot, héroïne légendaire des théâtres du Boulevard du Temple.
En revisitant la période post-révolutionnaire avec force clichés, les dramaturges de 1872 exaltent la vitalité du peuple par un salmigondis d’intrigues qui pointent sa rébellion face à l’opportunisme politique (le Directeur Barras, absent de la scène pour contourner la censure). Cette vitalité jouissive du Ventre de Paris s’incarne en de fougueux tempéraments, dont celui de Clairette Angot, orpheline couvée par ses parents adoptifs des Halles. Apte à incarner la chanson séditieuse de la rue comme à s’affranchir du mariage, Clairette se jette dans les péripéties amoureuses, enchevêtrées à celles politiques que la comédienne Lange manigance dans la sphère du pouvoir.
Sans déconstruire le propos (dialogues réduits) ni toucher à la partition, la dramaturge (Catherine Ailloud-Nicolas) et le metteur en scène Richard Brunel de cette nouvelle production osent une transposition qui fait sens pour le public. Il s’agit de camper l’effervescence collective de Mai 68, terreau de notre modernité sociétale et de la libération des mœurs, comme la première révolution l’était au regard du tournant démocratique. Sous les yeux du public actuel, la culture soixante-huitarde s’affiche continument par ses slogans et injonctions, et ce depuis l’ouverture orchestrale – « Prenez vos désirs pour des réalités ! » tracé sur le mur coupe-feu. Ils se déclinent en banderoles d’usine, graffitis, tracts, pancartes de manif au fil de scènes logées dans trois espaces scéniques successifs (3 actes), signés par Bruno de Lavenère. Un dispositif permet en effet la rotation depuis l’intérieur étagé d’une usine de voitures où fomente la rébellion ouvrière (au lieu des Halles du 1er acte) vers la rédaction d’un journal féministe, puis vers une salle de cinéma avec Lange et Clairette qui pactisent en sœurs jumelles de comédie musicale (2e acte). Enfin, sur l’escalier d’un dancing disco (3e acte), les masques du financier Larivaudière et de ses Conspirateurs tombent face à la jeunesse insurgée … et au couple reconstruit de Clairette et Pomponnet. Traversant cette fresque soixante-huitarde, le chansonnier royaliste Ange Pitou, amoureux volage, est le seul à endosser le costume d’Ancien régime qu’il incarne. A l’opposé, les bleus de travail d’ouvriers et d’ouvrières (1er et 3e actes), les robes bicolores des féministes (les Merveilleuses) ou les perruques yéyé du chœur des Conspirateurs évoquent le collectif de Mai 68. Soit l’union des grévistes absorbant le monde ouvrier, étudiant (la Clairette du début) et des salariés poursuivis par la police (les soldats d’Augereau de la fiction lyrique).
Si la transposition d’époque fonctionne, nous regrettons toutefois la matérialité encombrante de ce triple décor, a priori peu écoresponsable[1]. D’autant que l’espace exigu des gradins de cinéma (2e acte) empêche les couples de bouger lors de l’irrésistible valse (Tournez, tournez), apogée couronnant le renversement de situation depuis la conspiration vers le simulacre du bal.
Des interprètes au tempérament de meneuse
Pour cette nouvelle production de l’Opéra-Comique, le travail effectué avec les artistes est d’une remarquable efficacité, tandis que la préparation musicale bénéficie de l’enregistrement de l’album La Fille de madame Angot avec les mêmes formations (si ce n’est le plateau) par le label Bru Zane en 2021 (vol. 30, PZ 1046). Le chœur du Concert Spirituel incarne avec énergie la combativité collective qui anime chaque final d’acte : le peuple et sa vindicte (jusqu’à l’hygiaphone empoigné par la manifestante Clairette), la revendication des femmes (en mode punchline) ou bien la brutalité policière. Quitte à perdre parfois la connexion avec l’orchestre … (améliorations probables au fil des représentations). Conduit par Hervé Niquet, l’Orchestre de chambre de Paris restitue la richesse mélodique (l’ouverture et de délicieux entractes), tout en travaillant les dessous d’une instrumentation colorée et calibrée (excellent solo de cor dans la romance du 1er acte). Le tout gagnerait à élargir la palette des nuances. Le public réagit au clin d’œil d’une fanfare de trompette … totalement désaccordée !
En sus de son homogénéité, l’équipe des chanteurs.ses communique non seulement son plaisir de jouer, mais aussi son aisance à glisser du chanté au parlé. D’excellents comprimari s’en détachent, telle la mezzo Ludmilla Bouakkaz (Amarante) dont l’abattage vocal sied à la Légende de madame Angot, tel le baryton Matthieu Walendzik, à la belle projection parlée ou vocale, sans omettre Geoffrey Carey, dont l’accent anglais épingle le fameux r roulé de l’Incrrroyable Trénitz !
Le duo bouffe des hommes – Pomponnet (le ténor Pierre Derhet) et Larivaudière (le baryton Matthieu Lécroart) – bascule vers le comique d’opérette, forts d’une entente scénique et d’un sens rythmique virtuoses lors de chaque duo. Entretemps, la jolie romance du benêt Pomponnet (Elle est tellement innocente) lui confère l’aura d’un ténor de caractère. C’est pour un ténor d’opéra-comique que le rôle d’Ange Pitou est écrit, confié à Julien Behr, dont l’élégance d’un phrasé délicat nourrit chaque prestation. Cependant, sa vivacité dans le trio avec les amoureuses rivales est tout aussi performante, trio humoristiquement chorégraphié en comédie musicale (Maxime Thomas).
Quant au Woman Power qu’exaltent les deux chanteuses, c’est l’atout incontournable du spectacle, que scande en outre le chœur féminin « Car nous faisons des hommes Tout ce que nous voulons » (2e acte). En robe courte de fiancée ou en salopette d’ouvrière, la soprano québécoise Hélène Guilmette (Clairette Angot) allie le charme d’un timbre pulpeux au charisme frondeur (Chanson politique) d’une meneuse d’insurrection (« De la mère Angot, je suis la fille »), droite sur ses bottines rouges. La soprano lyrique Véronique Gens (Mlle Lange) tire de comiques inflexions de sa palette expressive pour incarner le chic d’une star émancipée. Et tout autant d’une certaine gaucherie scénique qui accentue son contre-emploi d’artiste habituellement tragédienne. Aussi, le quintette de la confrontation (2e acte), délicieusement construit par Lecocq (et exigé à la commande) est-il un bonheur de la soirée. Il ménage les intérêts de chaque clan – les accusateurs contre les femmes – à la manière d’un ensemble rossinien. Le public a acclamé les artistes, à l’exception de quelques spectateurs (du parterre) sifflant le metteur en scène.
Si vous ne pouvez accéder à ce spectacle réjouissant de l’Opéra-Comique (prochaines représentations les 1er, 3 et 5 octobre 2023), la possibilité de rallier cette production en tournée s’offre à vous lors de la prochaine saison : à l’Opéra de Nice (27, 28 et 29 septembre 2024), l’Opéra d’Avignon (28, 29 et 31 décembre 2024) et à l’Opéra de Lyon (dates ultérieures).
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[1] Cette surenchère du décor serait-elle en désaccord avec le colloque « La Nature n’est plus un décor », parallèle à cette production ? Cette manifestation sur le spectacle lyrique face au défi climatique, réunit institutionnels et professionnels du spectacle mobilisés par l’écoresponsabilité
Clairette Angot : Hélène Guilmette
Mlle Lange : Véronique Gens
Pomponnet : Pierre Derhet
Ange Pitou : Julien Behr
Larivaudière : Matthieu Lécroart
Amarante / Hersilie : Ludmilla Bouakkaz
Louchard : Antoine Foulon
Trenitz : Geoffrey Carey
Cadet/ un officier / Buteux : Matthieu Walendzik
Orchestre de chambre de Paris, choeur Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Mise en scène : Richard Brunel
Décors et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Laurent Castaingt
Chorégraphie : Maxime Thomas
La Fille de madame Angot
Opéra-comique en trois actes de Charles Lecocq, sur un livret de Clairville, Paul Siraudin et Victor Koning, créé à Bruxelles le 4 septembre 1872 (Fantaisies-parisiennes), puis à Paris le 21 février 1873 (Folies-Dramatiques)
Paris, Opéra Comique, Représentation du mercredi 27 septembre 2023