En décidant d’articuler l’opéra de Mozart autour d’un personnage dont il n’est jamais question dans le livret, le metteur en scène Lorenzo Ponte déroute et séduit
Est-il possible de passer une excellente soirée d’opéra sans parvenir à démêler précisément les intentions du metteur en scène ? Corollaire de cette question : la mission d’un metteur en scène d’opéra est-elle d’accompagner le spectateur dans sa compréhension de l’histoire racontée par le librettiste et le musicien, ou de l’emmener explorer des territoires inhabituels, au risque de l’égarer ?
En sortant de l’Idomeneo monté à l’Opéra de Nancy-Lorraine pour deux dates seulement, contraintes budgétaires oblige, on pouvait très certainement répondre oui à la première question, et rester partagé sur la suivante. Le jeune metteur en scène Lorenzo Ponte (31 ans), vainqueur en 2021 de l’European Opera-Directing Prize, a quant à lui choisi son camp : monter un opéra n’a d’intérêt que s’il permet d’y trouver une nouvelle dimension jamais envisagée par ses prédécesseurs. Ici, il frappe très fort puisque l’angle sous lequel il aborde l’opéra seria de Mozart est celui d’un personnage inexistant dans le livret : Méda, reine de Crète, épouse d’Idoménée et mère d’Idamante, dont il explique n’avoir trouvé que très peu de traces dans les sources littéraires. Mais cette reine, tuée pour trahison, aurait été invisibilisée des récits ultérieurs car elle avait découvert sur quel crime reposait le royaume de Crète, c’est-à-dire « l’abus perpétuel de l’enfant par le père ». Sous le titre trompeur d’Idoménée, roi de Crète, c’est donc bien de la reine Méda que Ponte entend brosser le portrait in absentia. Pour ce faire, il recourt à des indices, photos, traces manuscrites, soit les artifices classiques de l’enquêteur. Ainsi, pendant que l’orchestre interprète l’ouverture, une proclamation écrite apparaît sur le rideau de scène, dans laquelle celle dont « aujourd’hui le nom est personne » mais qui, jadis, fut jadis Méda, accuse les hommes, « le sang et l’orage » de l’avoir rayée de l’histoire. Viennent ensuite une projection de photos de famille desquelles la femme est progressivement exclue. Enfin, à l’orée du troisième acte, le personnage d’Électre (Amanda Woodbury), présentée ici comme la « sœur en douleur » de Méda, viendra disposer sur un rétroprojecteur les négatifs troublants de ces photos où le visage féminin est systématiquement gratté, effacé, biffé.
Dans sa note d’intention, Lorenzo Ponte dresse un parallèle entre la démarche sous-tendant cet Idomeneo nancéen et celle de l’archéologue. Dans les deux cas, il s’agit de remonter aux sources de l’histoire pour rétablir dans sa vérité une figure oubliée, mettre au jour de nouvelles relations entre l’humain et son passé et éclairer l’histoire récente sous une autre lumière. Faute d’une parfaite lisibilité tout au long des quelque deux heures et demie du spectacle, ce projet nous a semblé laisser le public au bord du chemin. Et cependant, l’inventivité de l’équipe artistique alliée à l’impeccable musicalité du plateau vocal et de l’orchestre nous permettent de classer d’ores et déjà cette production parmi les petits bijoux de cette rentrée lyrique.
D’abord, en tant que machine à susciter des images. Lorsqu’on sait les contraintes avec lesquelles Alice Benazzi et son équipe ont dû composer (zéro budget de création, recyclage des stocks de décors, accessoires et costumes de précédentes productions), on ne peut être qu’admiratif. Bien plus qu’une « mise en espace » ou une « version semi-scénique », c’est bien un projet visuel total, généreux et varié qui est offert aux spectateurs. De la saisissante chambre mortuaire initiale peuplée de chaises noires et rouges au jeu de néons éclairant une foule au visage occulté par un masque noir en passant par cet intérieur bourgeois sépia accueillant une fête de Noël aux accents tragiques, le plateau accueille constamment une imagerie captivante. Elle culmine, pour nous, dans l’ultime air de fureur d’Électre, baignée d’une lueur rouge sang tandis qu’à l’arrière-plan surgit d’une sorte de long cercueil empli d’eau la silhouette tourmentée de Méda, enfin rendue à sa chair. Ce sont là des visions qui hantent autant qu’elles enchantent.
Tout aussi dignes d’éloges, les chanteuses, chanteurs et choristes réunis sur scène. Appelé à remplacer au pied levé Attala Ayan, le ténor anglais Toby Spence investit le personnage d’Idoménée avec humanité, et traduit parfaitement son dilemme vis-à-vis de son fils Idamante. Si sa voix connaît quelques difficultés dans une aria aussi exigeante que « Fuor del mar », elle se marie parfaitement à celles de ses partenaires dans le sublime quatuor de l’Acte III. Son air final est d’autant plus émouvant que le dénouement imaginé par Ponte rejette le happy end et se pare d’ambiguïté : son fils Idamante, magnifiquement servi par Héloïse Mas, semble faire peu de cas de la « loi de la Paix » promulguée par son père avant d’hériter de son trône. Aussi à l’aise dans la colère (« Il padre adorato… ») que dans la passion amoureuse (« Non ho colpa »), la mezzo française livre une prestation enthousiasmante. Ses autres partenaires ne sont pas en reste : l’Illia de Siobhan Stagg rayonne dans l’hédoniste « Se il padre perdei », et ouvre l’Acte III par un « Zeffiretti lusinghieri » d’une poésie irréelle ; la soprano américaine Amanda Woodbury électrise le plateau à chaque apparition, que ce soit dans sa terrifiante aria finale évoquée plus haut (« Oh, smania ! oh, furie ! ») ou dans l’extase apaisée d’un « Idol mio, se ritroso » qui lui vaut une ovation méritée. Mention spéciale enfin au chœur de l’Opéra, dont chaque intervention – y compris dans ses éléments solistes – frappe par sa maîtrise des nuances et sa densité théâtrale.
Le chef Jakob Lehmann, lui aussi archéologue à sa façon, dirige sa phalange en opérant une fusion passionnante entre la tragédie lyrique de Campra et Gluck, le classicisme de l’opera seria et certains tourments pré-romantiques laissant pressentir que, six ans plus tard, Mozart composerait Don Giovanni.
Deux dates seulement pour une telle production ? Espérons que, revenues à l’équilibre, les finances de l’Opéra national de Lorraine permettent d’ici une ou deux saisons de reprogrammer cet Idomeneo unique en son genre.
Photo Pierre Brévignon
Idoménée : Toby Spence
Idamante : Héloïse Mas
Ilia : Siobhan Stagg
Electre : Amanda Woodbury
Arbace : Léo Vermot-Desroches
Le Grand Prêtre : Wook Kang
La Voix de Neptune : Louis Morvan
Crétoises : Inna Jeskova et Séverine Maquaire
Troyens : Yongwoo Jung et Jinhyuck Kim
Chœur lointain : Yongwoo Jung, Ill Ju Lee, Jinhyuck Kim et Christophe Sagnier
Méda : Rosabel Huguet
Orchestre et chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Jakob Lehmann
Assistant à la direction musicale : William Le Sage
Chef de chœur : Guillaume Fauchère
Mise en scène : Lorenzo Ponte
Scénographie : Alice Benazzi
Costumes : Giulia Rossena
Lumières : Emanuele Agliati assisté d’Alessandro Manni
Idomeneo, re di Creta (Idoménée, roi de Crète)
Opéra seria en 3 actes, sur un livret de l’abbé Giambattista Varesco d’après l’opéra d’André Campra sur un livret d’Antoine Danchet (1712), créé au Théâtre Cuvilliés de Munich le 29 janvier 1781
Opéra national de Lorraine, Nancy, représentation du vendredi 29 septembre 2023