Réjouissante ouverture de saison à Angers Nantes Opéra, avec un Béatrice et Bénédict signé Pierre-Emmanuel Rousseau
Pierre-Emmanuel Rousseau fait partie de ces metteurs en scène renouvelant nos approches des œuvres par des transpositions tout à la fois personnelles et respectueuses, soucieux de raconter les choses autrement sans pour autant raconter autre chose que ce que disent le livret et la partition. Ce Béatrice et Bénédict n’échappe pas à la règle : l’intrigue se déroule toujours en Sicile, mais au milieu des années 1980. Quel équivalent, dès lors, trouver au combat contre les Maures, duquel Don Pedro et ses troupes reviennent vainqueurs ? De fait, c’est la victoire de Pedro, puissant magnat de la mafia, contre une famille rivale, que célèbre le chœur rassemblé sur une plage de Messine au lever du rideau. Anciens amants, Béatrice et Bénédict ne peuvent vivre une histoire d’amour conventionnelle dont le parachèvement serait le mariage – une perspective surtout refusée par Béatrice, qui ne peut se résoudre à « avoir le destin des femmes de la mafia : tenir une maison, faire des enfants, pleurer les morts » (dixit Pierre-Emmanuel Rousseau dans sa « note d’intention »). Les enjeux dramatiques et psychologiques du livret sont ainsi préservés, mais aussi et surtout la tonalité générale de l’œuvre, presque exclusivement comique, Berlioz ayant choisi, contrairement aux principes maintes fois énoncés dans ses écrits, de modifier assez sensiblement la pièce de Shakespeare dont il s’inspire (Beaucoup de bruit pour rien) en en supprimant les éléments les plus dramatiques (voyez notre dossier sur l’œuvre). Bref, on rit beaucoup lors du spectacle, et ce dès le lever du rideau où les choristes sont tous habillés à la mode eighties – avec, pour les femmes, des costumes particulièrement flashy et d’improbables choucroutes en guise de coiffures, qui les font passer pour quelques figurantes échappées d’un soap opera façon Dynasty ! Comme à son habitude, Pierre-Emmanuel Rousseau signe lui-même les costumes, mais aussi la scénographie du spectacle, avec un tableau particulièrement réussi selon nous, à savoir celui de la dernière scène du premier acte : les choristes de Somarone ont cessé de répéter, et ne demeurent sur la plage désormais déserte que quelques chaises abandonnées sur lesquelles les musiciens ont laissé leurs partitions… C’est dans ce décor d’une « après-fête », toujours très porteur de nostalgie, qu’Ursule et Héro chanteront leur merveilleux Nocturne…
Le jeu d’acteur est millimétré, les chanteurs se révélant être tous d’excellents comédiens (les tensions portées par le couple éponyme et la force des sentiments qu’elles révèlent sont mises au jour avec une acuité rare) ; mais c’est en fait l’ensemble des personnages présents sur scène qui semble avoir fait l’objet de soins tout particuliers dans la direction d’acteur, jusqu’aux personnages secondaires – et même jusqu’aux choristes, tous individualisés et caractérisés avec humour. Qui plus est, solistes et choristes sont amenés plus d’une fois à danser, parfois en chantant (impayable numéro de country dance pour la sicilienne du premier acte !), comme dans la plus accomplie des comédies musicales : bravo aux artistes pour leur formidable polyvalence et le travail de répétitions que ce spectacle a de toute évidence nécessité en amont de cette première !
Vocalement, c’est selon nous Olivia Doray qui tire son épingle du jeu : si son air d’entrée la cueille un peu à froid, avec un vibrato un peu large qui se maîtrisera au fil de la soirée, la soprano campe une Héro fraîche et sensible, avec un phrasé très poétique pour le célèbre nocturne et pour le trio « Je vais d’un cœur aimant » – dans lequel elle est rejointe par une Marie Lenormand échappant un instant au registre comique dans lequel nous sommes habitués à la voir. Frédéric Caton, Marc Scoffoni et Lionel Lhote sont impeccables dans des emplois plus discrets que ceux qu’ils occupent habituellement. Le couple éponyme, extrêmement crédible et impliqué scéniquement, appelle peut-être quelques réserves vocalement : la voix de Philippe Talbot, en ce soir de première, ne se projette pas avec l’aisance que nous lui connaissions, ce qui retire un peu de son incisivité au duo avec Bénédict « Comment le dédain pourrait-il mourir ? » et de son entrain au célèbre « Je vais l’aimer ». Marie-Adeline Henry fait entendre la voix chaleureuse et puissante que nous lui connaissons, mais avec toujours ces quelques duretés dans l’aigu – même si le rôle est moins exposé dans ce registre que ceux qu’elle a récemment abordés, telle Iphigénie sur cette même scène en 2020, la Princesse étrangère dans Rusalka à Limoges en 2021 ou Catherine d’Aragon dans Henry VIII à Bruxelles la saison dernière.
L’orchestre National des Pays de Loire se sort brillamment des embûches, notamment rythmiques, semées par Berlioz dans sa partition et trouve les couleurs idoines pour évoquer des ambiances aussi diverses que l’enthousiasme belliqueux, la tendresse amoureuse, l’ironie mordante. Un grand bravo aux choristes maison (dirigés par Xavier Ribes) que l’on a rarement entendus à ce point précis et homogènes – et qui visiblement s’amusent sur scène comme des petits fous ! Direction pleine de poésie et de sensibilité de Sascha Goetzel, même si l’on aurait aimé ici ou là un peu plus de « folie » ou de lâcher prise, par exemple pour traduire la fièvre qui gagne Bénédict dans son air du I (« Je vais l’adorer, / L’aimer, l’adorer, l’idolâtrer ! ») ou « les cris d’effroi s’échapp[ant] de [l]a bouche » de Béatrice (acte II scène 2).
Les occasions sont trop rares d’assister à une représentation scénique de Béatrice et Bénédict : ne manquez pas ce spectacle qui se joue à Nantes jusqu’au 17 octobre, puis sera repris à Rennes avec l’orchestre maison (du 12 au 18 novembre) et Angers (3 décembre).
Béatrice : Marie-Adeline Henry
Bénédict : Philippe Talbot
Héro : Olivia Doray
Ursule : Marie Lenormand
Don Pedro : Frédéric Caton
Claudio : Marc Scoffoni
Somarone : Lionel Lhote
Léonato : Achille Jourdain
Orchestre National des Pays de Loire, dir. Sascha Goetzel
Assistante direction musicale : Karine Locatelli
Chœur d’Angers Nantes Opéra, dir. Xavier Ribes
Mise en scène, scénographie et costumes : Pierre-Emmanuel Rousseau
Assistant mise en scène : Jean-François Martin
Lumières : Gilles Gentner
Assistante décors : Guillemine Burin des Roziers
Béatrice et Bénédict
Opéra comique en deux actes d’Hector Berlioz, librement inspiré Beaucoup de bruit pour rien de William Shakespeare, créé au Theater der Stadt de Baden-Baden le 9 août 1862.
Nantes, théâtre Graslin, représentation du mercredi 11 octobre 2023.