Photos : captures d’écran YouTube, répétition de la scène 4.
Créé en 2018 au Royal Opera House, le troisième opéra du compositeur britannique investit la Grande Salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris pour une date unique dans le cadre du Festival d’Automne, et sous la direction du compositeur lui-même.
À l’heure d’une actualité plus que jamais plongée dans l’horreur de la guerre, les Lessons in Love and Violence (Leçons sur l’Amour et la Violence) de George Benjamin montrent plus que jamais leur actualité, et a fortiori la puissance du drame Edouard II de Christopher Marlowe publié en 1594 dont elle s’inspire. Le livret signé Martin Crimp (troisième collaboration avec le compositeur) retient du drame élisabéthain le jeu politique dans sa portée la plus meurtrière, réduit à l’intimité d’une microhistoire toutefois ouverte sur la macrohistoire d’une époque (la guerre, la misère).
La mise en espace de Dan Ayling reprend habilement les codes de la mise en scène de Katie Mitchell dans une adaptation consistante. Côté scénographie, on retrouve un divan sur le côté gauche, espace des confidences intimes entre le Roi et Gaveston et de repos, et une couronne posée sur un coussin rouge, objet des convoitises de Mortimer que viendra finalement soulever et porter le fils du Roi. Comme dans la version scénique, les costumes installent le drame dans notre époque : costard nœud papillon pour le Roi, tunique noire pour Mortimer, robe d’un bleu régalien pour la reine, ornée d’une cape cernée de pierres précieuses. Enfin, on apprécie l’engagement scénique global des solistes, et notamment le chant par cœur de la partition, qui contribue à une interprétation incarnée : le désir entre le Roi et Gaveston, la haine de ce dernier pour Mortimer, l’effroi d’Isabelle face aux centres du bébé d’un témoin répandues par terre, jusqu’à la mystérieuse rencontre du Roi et de Gaveston en fantôme.
Georges Benjamin a écrit ce rôle pour lui, et nous avons la chance de le retrouver ce soir : Stéphane Degout incarne le Roi avec maestria. Le personnage transparaît dans une magnifique complexité que traduisent les exclamations d’autorité scène 1 (« I am the king » déclare-t-il fièrement), une vulnérabilité apparente à travers son désir pour Gaveston (l’amour s’opposant aux obligations d’Etat), jusqu’à l’abandon de la couronne face à Mortimer qui constitue l’acmé de sa perte de pouvoir. La voix, bien charpentée dans les médiums et les graves, brave les sauts de registre avec panache et se métamorphose en des aigus portés du bout de la voix, dans des murmures à donner le frisson. Les bravi fuseront lors des salutations.
Georgia Jarman campe le rôle d’Isabelle, la femme du Roi. Personnage calculateur, soucieux des intérêts de l’Etat et familiaux (survivance de la couronne et image face à la relation du Roi avec Gaveston), elle incarne une autorité méthodique. La soprano se montre très convaincante dans le rôle. L’aigu, au vibrato mesuré, se déploie dans une teinte glaciale qui sied parfaitement aux décisions irrémédiables du personnage, jusqu’à l’assassinat du roi. Les graves ne sont pas en reste, que sait faire sonner la chanteuse lors de passages plus caverneux et morbides.
Gyula Orendt incarne l’amant du Roi, Gaveston, avec une grande dévotion. Le timbre solaire et légèrement voilé du personnage porte toute la tendresse du personnage pour son amant, que viennent contraster les aboiements contre Mortimer, dont il perçoit toute la malice. Revenu en spectre de la mort à la fin de l’opéra, d’une dégaine lente, le personnage fait entendre une voix monotone d’une teinte diaphane.
Toby Spence porte le rôle de Mortimer, chef des armées et amant d’Isabelle mu par un esprit de vengeance contre le Roi. Personnage des stratagèmes, il intervient dans un double jeu avec le roi puis son fils, dans une aspiration au pouvoir. La voix est malicieuse mais manque de puissance face à un orchestre bouillonnant d’énergie. C’est une voix de l’ombre, en demi-teinte, dont bénéficient certains passages mais qui peine à convaincre au global.
Le rôle du fils du Roi est admirablement incarné par James Way. L’innocence juvénile du personnage est soutenue par des aigus magnifiquement ronds et purs, à l’instar d’un Evangéliste dans une Passion de Bach. À la fin de l’ouvrage, cette voix semble se corrompre, chargée d’un grain de voix nouveau, jusqu’à la tirade finale, où le ténor expose la vengeance de son père d’une autorité sentencielle, sans pitié.
Relevons enfin les non négligeables témoins (Hannah Sawle, Emilie Renard, Andri Björn Róbertsson). Les deux premières se révèleront dans des nappes bien tenues, le dernier par une incarnation du Fou très bien amenée dans la voix comme dans la gestique.
Il faut souligner le bel engagement de l’Orchestre de Paris dans l’exposition des tensions à l’œuvre dans la partition (les cuivres persifflant, les percussions accompagnant très bien les lectures de la main du Roi par Gaveston, les crescendi et decrescendi soudains) sous la direction particulièrement attentive et méticuleuse de George Benjamin qui suit tout au long de la représentation et avec un même souci la phalange que les voix.
C’est une réussite d’ensemble pour cette représentation d’un opéra qui a encore (malheureusement) beaucoup à nous apprendre sur les folies du pouvoir.
Lessons in Love and Violence
Œuvre en 7 scènes de George Benjamin, livret de Martin Crimp, créée le 10 mai 2018 au Royal Opera de Covent Garden.
Représentation du 12 octobre 2023, Philharmonie de Paris.