RUSALKA à l’Opéra de Reims : et le charme opéra de nouveau
Rusalka à l’Opéra de Reims
Et si les plus belles soirées d’opéra étaient celles auxquelles on ne s’attend pas ? Un an après une Traviata enchanteresse dont Première Loge avait déjà rendu compte dans ces pages, l’Opéra de Reims renouvelle le miracle et trouve l’équilibre parfait entre une œuvre peu connue, un orchestre survitaminé, une distribution sans faille et une production féérique. Sans esbroufe mais animé de la modeste ambition de partager la musique avec le public champenois, la scène lyrique rémoise inscrit Rusalka à son répertoire et s’affirme peu à peu, dans une région Grand Est qui compte déjà deux opéras nationaux, comme une scène lyrique à suivre attentivement.
Quand on s’promène au bord de l’eau
La ferveur avec laquelle le public de l’Opéra de Reims a accueilli la première de Rusalka ce vendredi pourrait légitimement donner à penser qu’il s’agit d’un pilier du répertoire et d’une œuvre particulièrement goûtée des amateurs d’art lyrique… Il n’en est pourtant rien !
Créée à Prague dans les premiers mois du XXème siècle dans un contexte d’affirmations nationalistes et de lent délitement de l’empire austro-hongrois, la partition de Rusalka s’est rapidement imposée en Europe centrale comme le chef d’œuvre de l’opéra national tchèque mais il a fallu attendre pas moins de 80 ans pour voir l’œuvre d’Antonin Dvorak créée en France, à Marseille, avant d’entrer au répertoire de l’Opéra national de Paris au début des années 2000. Entre temps, l’enregistrement d’une intégrale de Rusalka par pas moins que Renée Fleming, Charles Mackerras et les forces de l’orchestre de la Philharmonie tchèque dans les studios de la firme Decca avait contribué à populariser l’œuvre au-delà de la seule invocation à la lune qui, de longue date, ponctue bon nombre de récitals pour soprano.
Que le théâtre de Reims – dont la saison lyrique se réduit habituellement à trois ou quatre titres – choisisse à son tour de programmer ce manifeste de l’opéra tchèque relève à la fois de l’audace et d’une certaine forme d’inconscience mais force est d’avouer que le risque encouru en valait la chandelle puisque la performance présentée au public rémois consiste en une belle et grande soirée d’opéra.
Une part conséquente du mérite en revient d’abord aux musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Reims et à la direction ciselée de Cyril Englebert qui, à force de travailler avec eux saison après saison, est dans la fosse champenoise comme dans son propre jardin. Formé au conservatoire de Liège et aguerri sous les ors de l’Opéra royal de Wallonie, ce jeune chef belge nous avait déjà favorablement impressionné à Reims dans Traviata. En s’emparant de la partition de Rusalka, il s’affirme encore un peu plus comme un très grand chef d’opéra et trouve, dans les épanchements de la musique de Dvorak, la matière qui convient idéalement au lyrisme échevelé de sa direction.
Teintée de wagnérisme où se mêlent des mélodies populaires empruntées au folklore tchèque, Rusalka fait la part belle aux larges plages orchestrales qui permettent au chef de déployer une battue ample et de laisser se superposer plusieurs plans sonores qui donnent à entendre tout le savoir-faire d’Antonin Dvorak en matière d’orchestration. Observer Cyril Englebert diriger cette musique en dit long sur la confiance qu’il est parvenu à tisser avec l’orchestre : jamais son geste n’est saccadé ni agressif. D’un bras souple mais précis, il décrit par-dessus la fosse de grandes arabesques auxquels chaque pupitre répond dans la seconde avec une rigueur toute prussienne. Rien de raide ni de guindé cependant dans cette musique slave qui coule comme l’eau vive d’une source. Le Maestro n’a effectivement pas son pareil pour étirer certains tempi sans jamais distendre la mélodie ni pour accompagner d’un crescendo la lave en fusion de l’orchestre lorsqu’il exprime les affres amoureuses de la belle ondine rejetée par son prince.
Dans la fosse, les jeunes musiciens de l’orchestre de l’Opéra de Reims sont en parfaite osmose avec le chef : heureux de jouer tous ensemble et galvanisés par Cyril Englebert qui sait tirer d’eux le meilleur, ils ont à cœur de proposer au public rémois une Rusalka musicalement idiomatique, d’un lyrisme fiévreux. Habitué à composer de la musique orchestrale (la partition de la Symphonie du Nouveau monde – sa 9ème symphonie – précède de huit ans celle de Rusalka), Dvorak soigne chaque pupitre et donne à toutes les catégories d’instruments des occasions de briller. Dès l’ouverture, les cordes sonnent avec justesse et soyeux, contribuant à camper l’atmosphère onirique qui va baigner toute la représentation. Vents et cuivres sont à l’unisson, précis sans être trop raides. En prélude à l’invocation à la lune, d’arachnéens arpèges de harpe font s’élever de l’orchestre des tintinnabulements féériques mais ce sont surtout les percussions, sonores sans être tonitruantes, qui impressionnent par leur rigueur et leur musicalité.
Sur le plateau, la mise en image du spectacle est à la hauteur de la beauté sonore qui coule de l’orchestre. Une grande part du mérite en revient à Paul-Émile Fourny qui imagine une Rusalka hivernale aux cinquante nuances de blanc. Loin de l’imagerie verdoyante qui situe ordinairement les aventures de l’ondine aux abords d’un marécage bordé de roseaux et de fougères, le metteur en scène propose un sobre décor de rivage irisé de givre. Par un jeu de projections particulièrement soignées, la scène se déroule tantôt au fond des abysses marins, tantôt à la surface d’un lac pris dans les glaces. Dans le lointain, la silhouette d’un palais Art Nouveau empruntée à celle du casino de Constanta, sur la rive roumaine de la mer Noire, sert de point de fuite à un plateau par ailleurs quasiment nu. Le tout est d’une sublime élégance et baigne dans une atmosphère très Mitteleuropa que confirme le décor du deuxième acte, lorsqu’on est transporté dans le palais du prince : le majestueux éventail d’une gigantesque verrière et les robes des femmes de la Cour, qu’on croirait empruntées au vestiaire des femmes peintes par Gustav Klimt, nous transportent aux confins des XIX et XXe siècles, au moment de la composition de la partition. En tous points, le travail de la décoratrice Emmanuelle Favre, de la costumière Giovanna Fiorentini et les lumières de Patrick Méeüs méritent d’être salués : l’élégance du spectacle leur doit énormément.
Tout au long du spectacle, grâce à une direction d’acteur au cordeau, le metteur en scène Paul-Émile Fourny est en mesure de créer des images d’une beauté qui confine à celle des albums d’antan illustrés de chromos aux couleurs lessivées. Le spectateur se souviendra longtemps de la silhouette de Jezibaba sanglée dans une redingote noire : le sac de cuir qu’elle entrouvre et dont s’échappe une épaisse fumée blanche en fait une sorte de Mary Poppins maléfique capable de fumer la pipe sans paraître ridicule ! Les deux personnages du garçon de cuisine et du garde-chasse sont eux aussi très réussis : qu’ils cassent la croute près de l’âtre fumant d’une cheminée ou qu’ils avancent d’un pas mal assuré sur la surface gelée du lac de Rusalka, ils forment un tandem impayable, coiffés de chapkas et vêtus de tuniques à la russe.
Mais l’image la plus saisissante du spectacle est probablement celle sur laquelle se baisse le rideau final. Abandonnée par son prince à qui elle donne le baiser de mort, l’ondine – vêtue d’une somptueuse robe grise rebrodée de dentelles et de perles – s’agenouille sur le ponton qui fait face au large, incline mélancoliquement la tête et s’abime dans la contemplation du palais où elle a été si fugacement heureuse. En contre-jour, sa silhouette rappelle alors inévitablement celle de la petite sirène de Copenhague, comme un hommage rendu à Christian Andersen dont le conte est une des sources d’inspiration du livret de Rusalka.
Sois belle et tais-toi
Réunir une distribution idiomatiquement crédible (si, en 1998, Renée Fleming a réussi à convaincre Decca d’enregistrer Rusalka, c’est en partie parce que ses ascendances tchèques lui permettaient d’aborder naturellement ce rôle mal aimé de ses consœurs sopranos) et capable de porter ce titre rare du répertoire relève de la gageure ; c’est pourtant le pari réussi par l’Opéra de Reims pour ce spectacle de début de saison.
Dans le rôle de l’ondine, Yana Kleyn fait sensation et donne à entendre un somptueux timbre de soprano aux harmoniques chaleureuses, dans la grande tradition des voix slaves. D’origine russo-danoise, cette jeune artiste s’investit corps et chant dans l’incarnation de son personnage de femme-enfant prête à tout sacrifier – jusqu’à sa voix – pour l’amour de son Prince. Très attendue dès le début du premier acte, l’invocation à la lune ne déçoit pas : l’instrument est ample, le souffle long parfaitement contrôlé, le legato subtil et les aigus généreux. Si les duos avec son père et la sorcière Jezibaba sont de beaux moments lyriques, c’est cependant dans les morceaux qu’elle partage avec le prince que Yana Kleyn brûle les planches, y compris l’interminable deuxième acte pendant lequel il lui est interdit de chanter, ce qu’elle doit s’attacher à palier par un jeu de comédienne rigoureux et convaincant. Avec l’aide du metteur-en-scène Paul-Émile Fourny, la chanteuse y réussit parfaitement et fait de l’ondine une petite sœur de La Muette de Portici.
Bien que sa carrière n’ait jamais été interrompue, on n’avait personnellement plus entendu Nicolas Cavallier depuis des lustres et son interprétation de Leporello sur la scène de l’Opéra de Nancy… en 1996 ! Quel bonheur de retrouver ce bel artiste en pleine maîtrise de son Art dans le rôle de Vodnik, l’Esprit du lac et le père de Rusalka. En dépit des ans, son timbre de basse n’est pas émoussé et n’a perdu ni ses graves abyssaux, ni son éclat dans les passages plus tendus du rôle. Dans les duos qu’il partage avec l’ondine, Nicolas Cavallier se révèle un patriarche protecteur mais inflexible. Les imprécations « Běda! Běda! Běda! » qu’il profère à plusieurs reprises tout au long du spectacle sont timbrées avec autorité mais reflètent la douleur d’un père qui sent sa fille lui échapper et s’affirmer comme une femme amoureuse.
Le Prince figure au nombre de ces rôles de ténor qui, comme le Pinkerton de Butterfly, ne brillent guère par leur courage mais incarnent au contraire la veulerie et le louvoiement du sentiment amoureux. Rendons grâce à Thomas Bettinger de réussir à rendre ce Prince attachant en lui prêtant sa voix et sa prestance de jeune premier. Avant l’été, l’éclat du timbre de cet artiste nous avait déjà séduit dans le rôle du chevalier de La Force des Dialogues des carmélites ; cinq mois plus tard, le plaisir est intact à l’écouter s’abandonner aux longues phrases musicales de Dvorak et à déployer toute la séduction d’une voix de ténor authentiquement lyrique. À l’aise dans le médium, confortable dans l’aigu et le grave, le chanteur bordelais donne une vraie intensité à ce Prince velléitaire, notamment dans le deuxième acte et son grand duo avec la Princesse Étrangère. Thomas Bettinger y réussit le même petit miracle que celui déjà réalisé il y a quelques années, dans une production d’Onéguine à Marseille où il chantait la partie de Lensky : faire jeu égal avec les ténors russes au timbre reconnaissable entre mille !
Sur la scène rémoise, Irina Stopina retrouve le rôle de la Princesse Étrangère qu’elle incarne simultanément dans la production de Rusalka qui tourne cette saison d’Avignon à Nice le long de la Riviera méditerranéenne. Cette familiarité s’entend dès la première note échappée du gosier de l’artiste : dotée de tous les attributs de la femme fatale à qui nul homme ne résiste (étole de fourrure, robe-fourreau d’un noir angoissant, capeline empanachée d’un corbeau naturalisé et maquillage outrancier), Irina Stopina est un vrai soprano spinto aux moyens vocaux impressionnants. En quelques notes, il suffit qu’elle ouvre la bouche pour vampiriser le Prince et s’imposer à lui comme alternative à une Rusalka devenue insignifiante en même temps qu’elle a renoncé à sa voix pour endosser nature humaine. Si le rôle est court, il est intense et la chanteuse le délivre avec une incandescence qui contraste avec l’univers frigorifiant de l’ondine.
Nous n’avions jusqu’ici entendu Emanuela Pascu que dans le petit rôle piquant d’Olga d’Eugène Onéguine. En Jezibaba – pendant lyrique de la terrifiante sorcière Ursula du film d’animation La Petite sirène de Walt Disney – cette artiste roumaine trouve un rôle à la mesure de son beau timbre pulpeux de mezzo slave. Dans les duos qui l’opposent à Rusalka, elle se révèle autoritaire et incisive, son abattage convenant bien à un personnage voulu par le metteur en scène Paul-Émile Fourny comme une vieille demoiselle acariâtre, savante mais inexpérimentée dans les choses de l’amour.
Conçus pour fonctionner en tandem, les rôles du garçon de cuisine et du garde-chasse trouvent en Lamia Beuque et Matthieu Lécroart deux interprètes complices qui prennent ostensiblement plaisir à chanter l’un avec l’autre. Qu’ils se réchauffent à l’âtre de la cuisine du palais du Prince ou qu’ils s’aventurent à pas hésitants sur la surface gelée du lac, les deux artistes s’approprient les mélodies traditionnelles tchèques et introduisent une note comique au sein de ce conte morbide. Grâce au rigoureux travail entrepris avec le chef Englebert, la mezzo-soprano suisse et le baryton français sont parfaitement idiomatiques dans ces rôles de figures populaires et délivrent un chant engagé, loin de toute forme de mièvrerie.
Paula Ruiz Iglesias, Rose Naggar-Tremblay et Lidija Jovanovic composent enfin un trio de naïades rieuses et pétulantes. Ondoyantes sous les eaux du lac, jonglant avec les reflets de la lune, elles se révèlent complémentaires jusque dans leurs timbres de voix qui s’entrelacent élégamment à la manière des algues marines.
Réduits à figurer les courtisans du Prince, les artistes du Chœur de l’Opéra Théâtre de l’Eurométropole de Metz assument crânement leur partie musicale en dépit d’une mise en espace pour le moins conventionnelle ; pour suggérer l’éclat de la fête, Paul-Émile Fourny aurait pu demander davantage aux choristes que de déambuler de Cour à Jardin… Le deuxième acte offre également au Ballet de l’Opéra de l’Eurométropole de Metz l’occasion de montrer la technicité de ses danseurs. Réglée par Alba Castillo et Bryan Arias, la chorégraphie de ce court divertissement mêle intelligemment certains codes du ballet classique et de la danse contemporaine.
Au rideau final, cette Rusalka de bonne facture est accueillie par les applaudissements nourris du public rémois, notamment ceux d’un groupe scolaire enthousiaste venu découvrir l’art lyrique avec leurs professeurs. Lorsqu’une modeste maison d’opéra comme celle de Reims a l’audace de programmer une œuvre rare et d’en proposer une représentation de qualité, il est dommage que les Champenois ne répondent pas davantage présents et qu’il reste de trop nombreuses places libres au parterre.
Rusalka : Yana Kleyn
Vodnik : Nicolas Cavallier
Le Prince : Thomas Bettinger
Jezibaba : Emanuela Pascu
La Princesse Étrangère : Irina Stopina
Première naïade : Paula Ruiz Iglesias
Deuxième naïade : Rose Naggar-Tremblay
Troisième naïade : Lidija Jovanovic
Le garçon de cuisine : Lamia Beuque
Le garde-chasse / le chasseur : Matthieu Lécroart
Chœur de l’Opéra Théâtre de l’Eurométropole de Metz et orchestre de l’Opéra de Reims, dir. Cyril Englebert
Ballet de l’Opéra de l’Eurométropole de Metz
Mise en scène : Paul-Émile Fourny
Décors : Emmanuelle Favre
Costumes : Giovanna Fiorentini
Lumières : Patrick Méeüs
Chorégraphie : Alba Castillo et Bryan Arias
Chef de chant : Nicolas Chesneau
Rusalka
Opéra en trois actes d’Antonin Dvorak, livret de Jaroslav Kvapil d’après des ballades tchèques traditionnelles de Karel Jaromir Erben, créé le 31 mars 1901 au Théâtre national de Prague.
Opéra de Reims, représentation du vendredi 17 novembre 2023.