FESTIVAL DONIZETTI 2/3 Une « demi-Lucie » en souvenir des victimes de féminicides
Un spectacle dédié aux victimes des féminicides… un instant menacé par le forfait de la titulaire, indisposée, remplacée au pied levé après l’entracte par Vittoriana De Amicis.
Quelques heures après la découverte du corps de Giulia Cecchetti, victime d’un nouveau féminicide en Italie cette année, c’est également le cas de violences faites à une femme qui est mis en scène au Festival Donizetti de Bergame, et Francesco Micheli, le directeur du Festival, avant que le rideau ne se lève sur Lucie di Lammermoor (version française du chef-d’œuvre de Donizetti), se sent le devoir de dédier la représentation à toutes les « Giulia » et « Lucie » victimes de la violence masculine. Dans le même temps, il annonce que l’interprète principale montera sur scène bien qu’elle soit indisposée. Malheureusement, une autre annonce, avant la deuxième partie, confirme ce que l’on craignait : l’interprète prévue ne peut continuer et est remplacée vocalement par une autre chanteuse qui s’est libérée entre-temps.
D’où la reprise de cette curiosité, certes pas inédite et bien connue depuis l’édition de l’Opéra de Lyon dirigée par Evelino Pidò en 2002, dont il existe heureusement trois enregistrements différents : le CD Erato avec Natalie Dessay et Roberto Alagna ; le DVD Bel Air avec Patrizia Ciofi et Alagna ; la diffusion vidéo de Mezzo avec Dessay et Sebastian Na. Lucie de Lammermoor a par ailleurs été tout récemment programmée par l’Opéra de Tours (avec Jodie Devos) et au Festival d’Aix pour une brillantissime version de concert (avec Lisa Oropesa).
Bien que Donizetti accumule les succès dans son pays dans les années 1830, il se prépare à jouer la carte française, car seul Paris peut officialiser un succès à l’échelle internationale. Des sujets comportant des éléments transalpins datent de ces années : Parisina (1833), Le Siège de Calais (1836), Gianni di Parigi (1839). Anne Boleyn avait connu le succès au Théâtre-Italien en 1831 et Lucia di Lammermoor avait été bien accueillie dans ce théâtre en 1837. Mais un autre théâtre est en train de naître, le Théâtre de la Renaissance, qui a rejoint les trois autres grands théâtres de la capitale : l’Opéra, l’Opéra-comique et le Théâtre-Italien. On y montait l’opéra de genre, une solution qui ne gênait pas les autres institutions : pas de grand-opéra donc, pas d’opéra-comique avec ses dialogues parlés, pas, non plus, d’opéra en italien – qui restait l’apanage du Théâtre-Italien. Dans ce système strictement structuré, il restait de la place pour un opéra italien en traduction française, avec des dialogues chantés et une mise en scène pas trop grandiose…
Sur un livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz, Lucie de Lammermoor a été créé au Théâtre de la Renaissance le 6 août 1839 et a reçu un accueil très favorable (Voyez ici le dossier Première Loge consacré à l’œuvre). Gustave Flaubert fournit une preuve indirecte de la faveur et de la popularité de l’opéra dans le chapitre XV de la deuxième partie de Madame Bovary, où il raconte que le mari d’Emma l’a accompagnée au théâtre de Rouen pour assister à une représentation de Lucie. Le fait qu’il s’agisse bien de la version française nous est révélé par certains détails de la représentation vus à travers les yeux de la femme, une épouse en crise qui s’identifie au personnage du titre, au point que « La voix de la chanteuse ne lui semblait être que le retentissement de sa conscience, et cette illusion qui la charmait quelque chose même de sa vie ».
Par rapport à la version originale, la version française présente de nombreuses différences, les principales étant l’élimination du personnage d’Alisa absorbé par celui de Gilbert, qui assimile également le rôle de Normanno, et le rôle plus important de Sir Arthur. Il manque le solo de harpe à l’entrée de la protagoniste qui, au lieu de « Regnava nel silenzio » et « Quando rapito in estasi« , chante des pages extraites de Rosmonda d’Inghilterra, qui deviennent ici « Que n’avons-nous des ailes » et « Toi par qui mon cœur rayonne« . La scène entre Lucia et Raimondo à l’acte II est également supprimée, et l’acte III est remanié pour réduire le nombre de changements de scène.
Donizetti ne compose pratiquement rien de nouveau pour Lucie de Lammermoor : ce qui en résulte est une version « simplifiée » de l’original italien, une manière de rendre l’opéra exécutable avec des coûts de mise en scène peu élevés et une petite compagnie.
La suppression d’Alisa, le seul autre personnage féminin, a pour conséquence d’isoler encore plus Lucie dans ce monde exclusivement masculin, thème sur lequel s’est développée la lecture du metteur en scène Jacopo Spirei. Dès la première scène, les chasseurs se transforment en « chasseurs de femmes » : quatre jeunes filles deviennent les proies effrontées d’un troupeau de mâles dont la brutalité marquera tout le déroulement de l’opéra, jusqu’au final avec un amoncellement de cadavres féminins et dans un cimetière de voitures, pas exactement les « tombes de mes aïeux, d’une famille éteinte »… Le décor unique de Mario Tinti, une forêt peinte, s’applique également aux intérieurs prévus dans le livret, tandis que les costumes d’Agnese Rabatti nous immergent dans le contemporain.
Le metteur en scène ne fait pas grand-chose pour améliorer la présence scénique des chanteurs et du chœur, par ailleurs très talentueux, de l’Accademia della Scala dirigé par Salvo Sgrò ; et la direction de Pierre Dumoussaud est mitigée, avec des tempos lents très étirés et des tempos rapides quelque peu désordonnés. Incertaine est l’intonation des cors de l’Orchestra Gli Originali, composé de 47 éléments qui, dans l’ensemble, rendent un son manquant de corps et de couleur.
Caterina Sala s’est beaucoup investie dans cette première, mais une maladie, que l’on espérait surmontée, n’a pas permis à la jeune soprano d’aller au bout de sa prestation : après une première partie menée avec une fatigue évidente, la chanteuse a dû déclarer forfait et, après l’entracte, elle est restée sur scène pour « mimer » sa partie tout en étant doublée au pupitre par Vittoriana De Amicis, qui a généreusement permis que la deuxième partie de la représentation ait lieu. La substitution a révélé les bonnes qualités vocales de De Amicis, qui ont rendu l’interprétation de la scène de la folie, dans cette version raccourcie par rapport à l’original, plus qu’appréciable, malgré les embûches de la partition, abordées et résolues avec aisance. Dommage que, dans le dernier aigu, une imperfection ait empêché le public de l’ovationner.
La soprano n’est pas la seule à avoir connu certains problèmes : l’Edgard Ravenswood de Patrick Kabongo, malgré une technique incontestable et une excellente diction, manque de projection et se révèle donc quelque peu décevant. Vocalement, en revanche, Vito Priante n’a pas déçu : il campe un Henri Ashton autoritaire, personnage encore moins acceptable ici, même s’il ne s’abaisse pas à la vilenie de ses acolytes. Bonne surprise, l’Arthur Buckhaw de Julien Henric, ténor lyonnais au timbre très clair, au phrasé fin et à l’élégance scénique, déjà apprécié à Genève où il faisait partie du jeune ensemble du Grand Théâtre. Avec lui, on en vient à regretter la scène abrupte du personnage ! l’incarnation très personnelle de Gilbert par David Astorga et le puissant Raimond de Roberto Lorenzi sont également excellents. On ne peut certes pas déplorer l’absence de belles voix masculines aujourd’hui !
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Lucie : Caterina Sala / Vittoriana De Amicis
Henri Ashton : Vito Priante
Edgard Ravenswood : Patrick Kabongo
Lord Arthur Bucklaw : Julien Henric
Gilbert : David Astorga
Raimond : Roberto Lorenzi
Orchestra Gli Originali, Coro dell’Accademia Teatro alla Scala (chef de choeur Salvo Sgrò) dir. Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Jacopo Spirei
Décors : Mauro Tinti
Costumes : Agnese Rabatti
Lumières : Giuseppe Di Iorio
Assistant metteur en scène : Alessandro Pasini
Lucie de Lammermoor
Adaptation française de l’opéra Lucia di Lammermoor de Donizetti, sur la traduction d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz du livret original de Salvatore Cammarano, tiré du roman La Fiancée de Lammermoor de sir Walter Scott. L’œuvre est créée le 6 août 1839 au théâtre de la Renaissance à Paris.
Festival Donizetti de Bergame, représentation du samedi 18 novembre 2023.