Don Carlo, Teatro alla Scala, 16 décembre 2023
LLuís Pasqual et Riccardo Chailly dirigent des interprètes d’exception dans le chef-d’œuvre de Verdi.
Des tableaux d’époque
Pour ce retour de Don Carlo à la Scala, dans sa version de 1884, en italien et en quatre actes, dite justement de Milan, la première scène lyrique italienne a passé commande, comme il se doit à chaque ouverture de saison, d’une nouvelle production à LLuís Pasqual qui revient en ces lieux après une absence de plus de dix ans, à savoir depuis La donna del lago de Rossini, en octobre-novembre 2011 – un spectacle donné en collaboration avec l’Opéra national de Paris qui l’avait programmé au Palais Garnier en juin-juillet de l’année précédente. Cette nouvelle conception succède à celle de Stéphane Braunschweig, qui était à l’affiche pour la même circonstance il y a tout juste quinze ans, et à celle, épisodique, de Peter Stein, venant du festival de Salzbourg.
Dans le très bel ouvrage édité pour l’occasion par la maison, le réalisateur se charge de donner toutes les clés de lecture non seulement de son travail mais aussi de celui de ses collaborateurs, notamment des costumes de Franca Squarciapino et des décors de Daniel Bianco, dont la principale source d’inspiration aurait été « les tableaux de l’époque », mémoire de l’imaginaire collectif. C’est ainsi que le rideau se lève sur une grille en fer forgé devant symboliser le cloître du couvent de Saint-Just, sur le modèle de celles qui séparent l’autel et le chœur de la nef, surtout dans les églises d’Espagne. Dès le tableau du jardin, apparaît un cylindre tournant, « un espace fondamentalement abstrait », nous explique-t-on, « une tour/prison en albâtre », les grilles étant maintenant dorées. C’est sans doute le moment le plus pictural de cet univers, dans la mesure où une légère chorégraphie (Nuria Castejón) porte à la scène quatre danseuses et surtout autant de personnages de petite taille, des deux sexes, qui ne sont pas sans évoquer, malgré l’anachronisme, Les Ménines de Vélasquez. À l’acte II la verrière laisse apercevoir d’abord les sapins des jardins de la reine à Madrid, ensuite la lune, lors de la découverte de la trahison supposée, enfin le soleil, pointant à l’aube, en guise de métaphore de l’amitié renouvelée entre Carlo et Posa. La scène de l’autodafé se passe surtout dans les coulisses, un escalier où l’on voit s’affairer les préparatifs de la cérémonie, cependant que des suppliciés sont jetés dans une fosse. On ne voit donc que « pendant quelques minutes » la splendeur de la « démonstration de propagande », sous la forme d’une sorte d’autel doré géant au milieu duquel se montrent d’abord Filippo II triomphant, ensuite le Grand Inquisiteur, afin de rappeler le conflit entre les pouvoirs, temporel et spirituel. Un bûcher s’allume, d’ailleurs, à la fin, lorsque les lumières suggestives de Pascal Mérat viennent illustrer la voix descendant du ciel (Rosalinda Cid). La méditation du roi est à son tour confortée par une croix projetée sur le cylindre/tour. Pour la captivité du héros, la grille se mue en barreaux de prison. Tandis qu’au dernier acte l’on retrouve le décor du début, agrémenté d’une statue de Charles Quint en saint Pierre, devant suggérer son tombeau.
Revêtant des costumes d’époque, « documentés par la peinture » mais « non sans quelques libertés », les rendant plus légers, les personnages évoluent sans véritable direction d’acteur dans un monde dont ils semblent néanmoins connaître tous les secrets.
Noblesse des incarnations
Initialement distribué uniquement en moine, Jongmin Park impressionne, dès la première scène, par son beau timbre grave. C’est dire si on l’attendait au tournant dans le Grande inquisitore qu’il a eu la bonté d’assurer pendant toutes les représentations, en remplacement d’Ain Anger, souffrant. Si le rôle le dépasse quelque peu pour le moment, il sait en mettre en relief l’autorité tyrannique devant un monarque à genoux, dans une scène d’une extrême densité, grâce aussi à la complicité qui s’instaure avec un Michele Pertusi des grands jours. Entièrement rétabli depuis le malaise qu’il avait dû faire annoncer le soir du 7 décembre, il fait preuve d’une totale maîtrise de son personnage dans le grand air de l’acte II. Seul à l’avant-scène, une remarquable gestuelle vient soutenir d’admirables effets dans le grave et une élocution sans faille, dont on retient la prononciation du « mi » dans la reprise d’« Ella giammai m’amò !… », péché véniel qui lui vaut une ovation, le recours à la synalèphe n’entachant en rien la prosodie italienne. D’ailleurs, à l’acte I, la noblesse de son incarnation fait ressentir un léger décalage stylistique avec le Rodrigo plutôt rustre de Luca Salsi. Il est vrai que nous sommes en présence d’un roi de droit divin et de son bras armé ; il s’agit néanmoins d’un Grand d’Espagne, marquis appelé à devenir duc à l’acte suivant. Malgré quelques effets par trop véristes, la mort de Posa est néanmoins touchante, menée de manière plus héroïque que sacrificielle. D’ailleurs, la question d’un certain écart dans le ressenti du personnage se pose également dès son premier duo avec le Don Carlo de Francesco Meli qui retrouve ce soir le héros qu’il avait déjà abordé sur ce plateau à l’hiver 2017. Quelque peu engorgé dans son air de présentation, il fait aussi état d’une intelligence du texte à toute épreuve et d’un superbe legato dans les transitions. Son timbre clair et sa diction contrôlée constituent un atout majeur dans les confrontations avec ses partenaires.
Ferveur et émulation
« Una canzon qui lieta risuonò » : dès ses premières répliques, l’Elisabetta d’Anna Netrebko se démarque par la beauté du timbre et par l’intensité du phrasé. Des caractéristiques qui ressortent aussitôt lors de la ballade avec Rodrigo et Eboli, puis dans sa romanza où le soin de la ligne se marie à un crescendo paradisiaque. Le bel équilibre du précédent duo avec Carlo se renouvelle dans le défi de l’acte III à l’adresse de son époux, puis dans un quatuor à son paroxysme, avant un dernier duo avec l’Infant où l’émulation entraîne le ténor vers une interprétation des plus ferventes. La grande scène de la reine, à l’acte IV, est en soi un travail d’orfèvrerie, moment méta-théâtre qu’animent les variations les plus inattendues, dont on retient tout particulièrement l’impeccable maîtrise du souffle dans le passage du souvenir. La cantatrice russo-autrichienne est désormais une invitée régulière de l’ouverture de saison du temple milanais. En ce mois du centenaire callassien, il est donc inévitable de tisser le parallèle avec la Divine à qui elle semble destinée à emboîter le pas au XXIe siècle, du moins en ces lieux. Si nous comptons sa Donna Anna de 2011, dans le Don Giovanni mis en scène par Robert Carsen, sans doute moins axé sur le vedettariat de la primadonna, Elisabetta di Valois marque la sixième Saint-Ambroise de la diva russo-autrichienne, parfois dans des rôles que son illustre devancière a incarnés dans une circonstance similaire (Lady Macbeth en 2021) ou en tout cas ici même (Maddalena di Coigny en 2017 et justement Elisabetta). Auxquels viennent s’ajouter Giovanna d’Arco en 2015 et Tosca en 2019. Ce qui revient à égaler Maria Callas en nombre de soirées inaugurales, laquelle, entre 1951 et 1960, avait offert au public scaliger la primeur de la duchesse Hélène (Les Vêpres siciliennes, en italien) en 1951, de Lady Macbeth en 1952, de Julia de La Vestale, toujours en traduction, en 1954, d’Amelia d’Un ballo in maschera en 1957, de Paolina de Poliuto en 1960, sans compter la mythique Norma de 1955. Devant une telle prestation, le public est en délire.
Le spectateur parisien connaît bien l’Eboli d’Elīna Garanča pour l’avoir entendue à l’Opéra Bastille au mois d’octobre 2017, dans l’original français. Sans doute plus généreuse avec la princesse intrigante, la version italienne nous fait découvrir des aspects qui nous étaient inconnus chez la cantatrice lettone. Avouons qu’à Paris, il y six ans, elle ne nous avait pas tout à fait convaincu. Dès la chanson du voile, elle déploie ce soir une chaleur inédite, puis, dans le duo avec Carlo, une expressivité alliant la luminosité de la séduction à la gravité du moment. Éblouissante dans le quatuor, elle s’investit totalement dans l’affrontement avec la reine, pour donner corps à un air du désespoir envoûtant, s’achevant dans l’aigu percutant de sa confiance renouvelée de sauver le prince.
Chao Liu, Wonjun Jo, Huanhong Li, Giuseppe De Luca, Xhieldo Hyseni, Neven Crnić sont des députés flamands aux moyens considérables, tout comme le comte de Lerma de Jinxu Xiahou et le Tebaldo d’Elisa Verzier. Huanhong Li clôt en beauté la soirée en fantôme de Charles Quint
Nous avons vraiment du mal à comprendre l’accueil qu’a réservé le public milanais à la direction alerte de Riccardo Chailly. Elle se distingue tout particulièrement dans la scène de l’autodafé, mettant notamment en valeur la cohésion du chœur de la maison, ainsi que dans l’introduction orchestrale préludant au grand air d’Elisabetta où les vents répondent aux cuivres, créant un effet à la fois surprenant et captivant.
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Retrouvez dans notre rubrique « Artistes » les interviewes d’Elīna Garanča et Riccardo Chailly.
Filippo II : Michele Pertusi
Don Carlo : Francesco Meli
Rodrigo : Luca Salsi
Il grande inquisitore ; Un frate : Jongmin Park
Un frate (Carlo V) : Huanhong Li
Elisabetta di Valois : Anna Netrebko
La principessa d’Eboli : Elīna Garanča
Tebaldo : Elisa Verzier
Il conte di Lerma : Jinxu Xiahou
Una voce dal cielo : Rosalinda Cid
Deputati fiamminghi : Chao Liu, Wonjun Jo, Huanhong Li, Giuseppe De Luca, Xhieldo Hyseni, Neven Crnić
Orchestra e Coro del Teatro alla Scala, dir. Riccardo Chailly et Alberto Malazzi
Mise en scène : LLuís Pasqual
Décors : Daniel Bianco
Costumes : Franca Squarciapino
Lumières : Pascal Mérat
Vidéo : Frank Aleu
Chorégraphie : Nuria Castejón
Don Carlo
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret de Joseph Méry et Camille du Locle, dans la traduction italienne d’Achille de Lauzières et Angelo Zanardini, créé à l’Académie impériale de musique de Paris le 11 mars 1867 (dans la version du Teatro alla Scala de Milan du 10 janvier 1884).
Milan, Teatro alla Scala, samedi 16 décembre 2023
3 commentaires
Sig. Faverzani,
Ha ragione Pertusi.
L’inizio dell’aria e’ « m’amo » ma alla fine Verdi scrive « mi amo' ». Controlli lo spartito!
Non menzionare i problemi negli acuti di Meli e’ anche un peccato veniale da parte sua…
Cordialmente, Giovanni
Elegant and rigorous as usual, Prof. Camillo Faverzani gives us another of his interesting reviews. This time the backdrop is the splendor of the Teatro alla Scala in Milan.
The analysis of the different components, languages and characters is a key that allows us to enter the magical, exquisitely Italian music by Giuseppe Verdi.
Here is a light and meticulous guide in the sublime of catharsis.
A great opportunity for students, all around the world, to compare and develop culture and sensibility, through the most indispensable art today: opera.
Difficile de toujours bien s’y retrouver au long de ces 8 versions , entre l’originale en français de 1866 et la dernière de Modène 20 ans après avec un ballet qui apparaît et disparaît. J’ai pour ma part une préférence pour la version en français.