Agrippina à la Seine musicale : un nouveau triomphe pour l’Accademia bizantina !

Les affinités d’Ottavio Dantone et de son Accademia Bizantina avec Händel sont bien connues, depuis notamment certain Rinaldo (chroniqué ici par Première Loge), ou encore de splendides Concerti grossi, parus l’an dernier. C’est cette fois-ci Agrippina que le chef italien a proposé à la Seine Musicale, dans une version de concert d’environ deux heures – avec, donc, certaines coupures, qu’Ottavio Dantone justifie opportunément dans le programme : la fidélité philologique à un état (supposé) premier de la partition est en effet une préoccupation relativement récente, inconnue des musiciens  des temps passés qui n’hésitaient pas à remanier leurs partitions en fonction de contingences parfois très matérielles (capacités vocales de tel ou tel interprète, chanteurs disponibles pour la reprise d’une œuvre déjà créée, attentes et goûts particuliers du public de telle salle…).

Même si Agrippina, œuvre composée par un Händel d’une petite vingtaine d’années, est très régulièrement proposée par les opéras et salles de concert, elle n’atteint pas tout à fait la notoriété d’Alcina ou Giulio Cesare. Ce dramma per musica doit pourtant être compté au nombre des chefs-d’œuvre de Händel, pour la beauté de certaines pages bien sûr, mais aussi pour la structure de l’œuvre qui, en dépit d’un livret présentant un imbroglio d’intrigues sentimentales assez difficilement résumables, progresse efficacement (certaines arie sont étonnamment courtes, d’autres s’achèvent de façon quasi « ouverte », autorisant un fondu-enchaîné avec le récitatif qui les suit) et présente une galerie de personnages fortement caractérisés, permettant au compositeur de donner libre cours à une expression riche et variée de situations et de caractères qui ne le sont pas moins.

L’Accademia Bizantina, sous la houlette d’un Ottavio Dantone tout à la fois précis et imaginatif, fait une nouvelle fois valoir ses très hautes qualités interprétatives, avec une texture orchestrale qui, en fonction des situations évoquées, se fait tantôt dense (superbes accords qui lancent l’introduction dramatique de la scène d’Agrippine : « Pensieri, voi mi tormentate »), tantôt légère et transparente. Certains instruments sont ponctuellement sollicités individuellement dans des interventions permettant ainsi de mettre en lumière le talent des musiciens. Ainsi le hautbois de Fabio d’Onofrio brille-t-il dans la virtuosité (dès l’ouverture) tout comme dans le registre élégiaque (très bel écho de la plainte d’Ottone dans l’air du deuxième acte : « Voi che udite il mio lamento »). Le violoncelle d’Alessandro Palmeri et le luth de Simone Vallerotonda introduisent magnifiquement le « Esci, o mia vita » de Poppea à l’acte III, avant d’offrir au chant de Lucia Cortese (particulièrement raffinée et poétique dans cet air) le plus bel accompagnement qui soit. Bravo aussi aux flûtes de Rei Ishizaka et d’Alessandro Nasello, qui délaisse quelques minutes son basson pour participer au poétique accompagnement du deuxième air d’Ottone.

Vocalement, les voix et les chants qui nous ont personnellement le plus marqué sont ceux de Luigi De Donato, Filippo Mineccia et Sophie Rennert. Le rôle de Claudio, personnage tantôt noble et autoritaire, tantôt jaloux et ridicule, offre à Luigi De Donato un large panel d’émotions et de sentiments à exprimer, dont il s’empare avec gourmandise et tout l’art qu’on lui connaît : clarté de la diction, legato soyeux (« Pur ritorno a rimirarvi »), noblesse du phrasé, nuances délicates (quelle infinie douceur dans le bref mais splendide « Vieni, oh cara »), large ambitus (graves abyssaux de « Cade i mondo »). Au personnage d’Ottone, incarné par un Filippo Mineccia comme toujours très impliqué vocalement et scéniquement – dans les limites qui sont celles d’une version de concert ! –  reviennent trois des plus belles pages de la partition : le « Voi che udite » de l’acte I (le contre-ténor s’y montre d’une grande noblesse dans le phrasé) ; le « Vaghe fonti »,  attaqué dans un superbe pianissimo avant d’enfler progressivement ; et le magnifique duo « No, no, ch’io non apprezzo », délicatement ciselé avec la complicité de  Lucia Cortese. Quant à Sophie Rennert, elle campe une superbe Agrippine, peut-être moins extravertie, plus sobre que certaines autres titulaires, mais dans tous les cas très accomplie vocalement, avec un timbre chaud, une ligne de chant agile et capable de nuances très expressives. Le « Pensieri, voi mi tormentate » est particulièrement réussi, avec de très beaux aigus pianissimi, ou d’étonnants sons fixes que vient colorer progressivement un délicat vibrato. 

Mais plus encore que les performances individuelles, on apprécie le soin particulier avec lequel la distribution a été établie, notamment le fait que les voix évoluant dans une même tessiture aient chacune des caractéristiques très personnelles, ce qui autorise des caractérisations bien différenciées des différents personnages. Au timbre velouté de Sophie Rennert répond ainsi la voix un peu plus verte de Lucia Cortese, qui caractérise au mieux sa Poppea, notamment grâce à une diction et une déclamation très soignées. Au timbre rond et capiteux de Filippo Mineccia fait écho la voix plus mince, plus légère – et agile – de Federico Fiorio, qui confère à son Néron un aspect presque adolescent. Federico Benetti (Pallante) débute la soirée timidement avec une émission qui gagnera en assurance au fil du concert ; son acolyte Narciso est incarné par une Margherita Sala à la projection franche et au timbre cuivré, convenant bien à ce personnage travesti. Si le rôle de Lesbo est bref, il permet néanmoins au baryton Marco Saccardin (qui est également joueur de luth et de guitare !) de faire valoir une fort belle voix et un chant conduit avec sûreté.

Une très belle soirée, accueillie on ne peut plus chaleureusement par un public conquis !

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Retrouvez ici notre interview d’Ottavio Dantone, et celle de Luigi De Donato.

Les artistes

Agrippina : Sophie Rennert
Nerone : Federico Fiorio
Poppea : Lucia Cortese
Claudio : Luigi De Donato
Ottone : Filippo Mineccia
Narciso : Margherita Sala
Pallante : Federico Benetti
Lesbo : Marco Saccardin

Accademia Bizantina, dir. Ottavio Dantone

Le programme

Agrippina

Opera seria en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret de Vincenzo Grimani, créé le 26 décembre 1709 au Teatro San Giovanni Grisostomo de Venise.
Boulogne-Billancourt, La Seine musicale, concert du mardi 30 janvier 2024