C’est avec ce type d’apostrophe – désormais rarissime ! – et par un déferlement de « brava ! » émanant de tous les étages du magnifique théâtre de la rue Saint-François de Paule que s’est achevé le concert lyrique donné par la soprano albanaise Ermonela Jaho en hommage au centenaire de la disparition de Giacomo Puccini. Retour sur une soirée entre applaudissements nourris, fleurs et larmes, à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire récente de l’Opéra de Nice.
On craignait, dans l’exercice toujours un peu convenu du concert hommage, un égrenage d’airs entrecoupés d’intermezzi et autres préludes. On avait bien tort ! Intelligemment articulé autour d’une notion chère au maître de Lucques, la mort tragique du personnage féminin, le programme sélectionné par Ermonela Jaho et le chef retenu pour l’accompagner dans ce projet, l’espagnol Óliver Díaz nous entraîne dans un bouleversant voyage sentimental à travers le destin de trois des « piccole donne » les plus attachantes du cher Giacomo.
De Liù à Angelica en passant par Cio-Cio…
Les globe-trotteurs de l’Opéra le savent bien : toute apparition sur scène d’Ermonela Jaho est en soi un évènement singulier tant cette artiste inclassable dans le microcosme de l’art lyrique international se consume devant son public à chacune de ses performances. Non seulement la soirée Puccini à laquelle il nous a été donné d’assister ne fait pas exception à la règle mais elle nous conduit peut-être encore plus loin dans l’observation de ce qui se joue là, sous nos yeux : le rapport consubstantiel entre une artiste et le compositeur qu’elle sert.
Si l’on a souvent dit que les héroïnes pucciniennes étaient des « piccole donne », ce qualificatif est bien peu parlant au vu de l’impressionnante force d’âme dont elles font preuve, même dans la solitude et la détresse la plus profonde dans laquelle les contraint leur environnement social ! C’est justement là que la performance d’Ermonela Jaho constitue, selon nous, un véritable tour de force puisque pendant près d’une heure trente de musique – et parfois même lorsqu’elle n’a pas à chanter, comme c’est le cas pendant le célébrissime chœur à bouche fermé de Madama Butterfly – celle qui est aujourd’hui l’un des derniers exemples en activité du genre des « chanteuses-actrices » nous ouvre un passage quasi-mystique vers l’inconscient d’un compositeur, dans ce qu’il a de plus intime, de plus secret, au moment même où il couche sur le papier à musique les notes de sa partition ! Aucun compte rendu ne peut rendre ce que le public aura pu ressentir hier soir en voyant Ermonela Jaho « devenir » Puccini sous nos yeux dans cette cérémonie à la fois profane et sacrée à laquelle elle nous a fait participer. Il suffisait de voir les yeux embués et la bouche bée de nombre de spectateurs observés dans la salle pour comprendre que ce qui était en train de se jouer n’était pas simplement de l’ordre d’un simple concert « hommage à… » mais d’un tout autre niveau, insondable celui-ci, le même qui fait dire à l’héroïne de Francesco Cilea, Adriana Lecouvreur – un emploi que Mme Jaho est amenée à particulièrement fréquenter dans les prochains mois – qu’elle est « l’humble servante du Génie créateur » (« Io son l’umile ancella del Genio creator »). Alors, tous autant que nous sommes, profanes, nous avons écouté et nous avons vu cette héritière de la muse Melpomène nous délivrer, d’abord dans une robe exquisément orientaliste, les splendeurs de deux des airs de Liù, « Signore, ascolta » et « Tu, che di gel sei cinta ». D’emblée sont mises en avant par la chanteuse ses qualités vocales bien connues – que l’on va retrouver tout au long de la soirée – de sons filés dans toutes leurs variétés, de nuances les plus fines du forte-piano, de portamento en suspension dans l’air, de rubato éthéré…
Subtilement amené par le chœur à la lune – « Perchè tarda la luna » – puis clôturé par l’émouvant « Liù, bontà, Liù, dolcezza » -, ce premier portrait d’héroïne place immédiatement la soirée sur les sommets.
Tout au long de la soirée, la direction musicale attentionnée du chef Óliver Díaz est à la fois empreinte de cette délicatesse quasi-chambriste si intrinsèquement liée aux partitions de Puccini – subtile exécution de « Crisantemi » – et de ces élans passionnés qui, dès le Preludio sinfonico (1882), travail constructif d’étudiant au Conservatoire en fin d’études, caractérisent déjà l’œuvre à venir et annoncent le fiévreux intermezzo de Manon Lescaut également au programme du concert.
L’entrée de Cio-Cio-San, au premier acte de Madama Butterfly poursuit notre voyage initiatique, désormais sur la colline de Nagasaki et dans une robe blanc cassé aux larges manches : rarement – surtout sur scène ! – nous aurons entendu aussi céleste ré aigu, tenu et expressif, pour clôturer cette apparition de la jeune geisha amoureuse. L’étroite collaboration avec le chœur et l’orchestre philharmonique de Nice (en particulier pour la mélodie infinie ici, alto, violon et violoncelle) offre une belle occasion de saluer un travail d’ensemble fructueux et de nature à continuer à porter l’artiste pour ce qui va suivre.
Après un « Un bel dì vedremo » tout simplement stupéfiant dans son crescendo final – la question qui nous vient d’ailleurs à l’esprit à ce moment-là est : « Mais quand respire- t-elle ? » –, c’est sans doute dans la scène finale de l’ouvrage qu’Ermonela Jaho nous entraîne dans l’un des climax de la soirée : amené à la fois par sa présence muette mais ô combien expressive pendant le « chœur à bouche fermée » puis par l’air de Pinkerton « Addio fiorito asil », efficace et claironnant, du ténor Antonio Corianò – futur protagoniste de l’ouvrage sur cette même scène le mois prochain –, ce « Tu, tu piccolo Iddio », lente marche funèbre que la protagoniste met elle-même en scène, délivre, au-delà de la force de frappe vocale de la chanteuse, le meilleur de l’art dramatique de cette artiste unique. Ici, comme dans la déchirante scène finale de « Suor Angelica » qui va suivre, le moindre geste simulant la caresse ou le bercement d’un enfant, le plus furtif regard paraissant chercher dans un ailleurs insondable un salut refusé ici-bas, bouleverse le spectateur au plus profond de son intimité.
Comme de nombreuses artistes lyriques avant elle, Ermonela Jaho a souvent eu l’occasion de revenir sur le rapport personnel qui la rapproche de la dernière héroïne puccinienne au programme de ce concert : Suor Angelica, peut-être le personnage le plus aimé du compositeur toscan, trouve chez la cantatrice albanaise probablement son rôle le plus abouti. Avec la simple utilisation d’un accessoire – ici, quelques pétales de fleurs dont l’héroïne s’empoisonnera – on n’est ainsi pas prêt d’oublier un « Senza Mamma » aux envolées diaphanes et une scène finale d’anthologie où, plus encore que dans le reste du programme, le chœur féminin devient protagoniste du drame à part entière. Dépassant la seule théâtralité du geste, c’est le corps tout entier de l’artiste qui, à ce moment précis, se tort, se plie, s’allonge, ployant sous le poids du carcan sociétal dans lequel il est enfermé, chantant avec une douleur désespérée mais toujours empreinte de noblesse… Angelica est une enfant de l’aristocratie ne l’oublions pas !
Dans un subtil mélange d’expression mélodramatique – on pense souvent au phrasé théâtral d’une Magda Olivero tels que les enregistrements « live » nous le restituent – et de vocalité débarrassée de toute déviance vériste, Ermonela Jaho nous fait le plus beau des cadeaux, en cette soirée du 9 février 2024 : le don de son art sous le regard énamouré du maître des lieux, Giacomo Puccini.
Soprano : Ermonela Jaho
Ténor : Antonio Corianò
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, direction : Giulio Magnanini
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Óliver Díaz
HOMMAGE A PUCCINI
Preludio sinfonico (1882)
Turandot (1926)
« Perchè tarda la luna »
« Signore, ascolta »
« Tu, che di gel sei cinta »
« Liù, bontà, Liù, dolcezza »
Manon Lescaut (1893)
Intermezzo
Madama Butterfly (1904)
Entrée de Cio-Cio-San
« Un bel dì vedremo »
Chœur à bouche fermée
Intermezzo sinfonico (acte III)
« Addio, fiorito asil »
« Tu, tu, piccolo Iddio »
Suor Angelica (1918)
« Senza Mamma »
Scène finale
2 commentaires
Un compte rendu subliminal de cette soirée, j ai 75 ans ,c est la première fois que j ai été bouleversé à ce point! Vous avez traduit admirablement notre ressenti, et avec des mots les plus choisis !Un immense merci!
Gala Puccini à Nice le 9 Février 24 avec Ermonela jaho.
Ou : un papillon et la brisure en plein vole de ses ailes.
Je suis restée silencieuse après cette soirée complètement originale, le temps de chercher quelque mots justes, pour définir ce récital, de si peu d’airs interprétés par celle autour duquel tournait cette soiree….
Une Première partie avec les deux incursions de Liu et ce fut tout pour la partie chant très « light » comme je l’ai lu chez un de vos confrères.
À l’entracte des gens partirent….
Très intriguée par cette première partie quasi inexistante du point de vue lyrique, la voix fragile qui ne passait au dessus des cordes….
Puis la seconde partie démarre
Un beau papillon nous attends… il arrive dans sa robe aux manches amples et ailées.
Là, se joue sous les yeux des spectateurs et dans l’oreille des auditeurs une expérience sonore et scénique très singulière.
Butterfly décolle et retombe, plus de voix, ou si peu… de nouveau complètement couverte par l’orchestre, avalée, aspirée, coincée, étouffée, en apnée… Un Bel Di… plonge dans les eaux bleus d’une Méditerranée qui était ce jour là sous une pluie fine et légère…
l’aria nage sans air, la soprano regarde le chef d’orchestre, dans ses yeux on y lit un poignant désarroi, une angoisse sourde, après cette magistrale chute vocale… elle fait non de la tête avec vigueur ne quittant pas du regard le chef qui ne peut que continuer…
Ermonela Jaho se ressaisit, revient face public, retrouve en partie son souffle et avec le cran d’une tragédienne, projette ce qu’il reste du morceau à interpréter … et comme une ascension, tout en haut, s’agenouille, l’on peut presque ressentir son cœur qui cogne de peur, d’excuses, elle s’offre dans la plus pure humilité d’une artiste qui sait qu’elle s’est techniquement fourvoyée, mais qui tient au creux de ses tripes, la clé d’or de l’émotion, vécue avec profondeur et restituée à l’état brut du joyau, avant le travail de l’orfèvre.
Nous nous retrouvons, alors, non plus dans un récital à paillettes, convenu, mais au cœur même de ce qu’est le spectacle vivant, quand il se vit de véracité, à cet instant Ermonela Jaho nous offre, à genoux, un instant de pureté, elle nous implore silencieusement de la soutenir, de ne pas la condamner, d’encore vouloir l’écouter, son infini respect de l’instant, peut-être complètement raté d’un point de vue technique, mais transcendé artistiquement… ses larmes que nous voyons couler… nous pleurons aussi… ne sont pas celles d’une artiste interprétante, mais celles de la femme qui chante et a conscience, d’avoir en quelques sortes « mal » chanté.
En ce moment si unique, je me suis demandée, si il y a trois quart de siècle, ce n’était pas cela, aller écouter et voir une certaine Maria Callas….
Nous ne le saurons jamais….
Mais qu’importe ! ce soir de Gala à l’opéra de Nice, nous n’avons pas assisté à un récital, trop léger dans sa programmation lyrique et l’aisée sur les bis… aucuns… cela est à déplorer tout de même….
Mais véritablement assisté et vécue un moment de beauté en sa sève émotionnelle…
Quelle expérience ! Unique et précieuse !
Merci !!!