La dispensable résurrection de Maria Egiziaca de Respighi à Venise
Venise, Maria Egiziaca, 8 mars 2024
La Fenice (Teatro Malibran) redonne sa chance à Maria Egiziaca, une rareté de Respighi rappelant curieusement la Thaïs de Massenet. Une résurrection peu convaincante…
Respighi, un compositeur à l’époque du fascisme
Après 92 ans, Maria Egiziaca, l’opéra en un acte d’Ottorino Respighi été créé en Italie cinq mois après avoir été donné en concert au Carnegie Hall de New York le 16 mars 1932 sous la direction de l’auteur, revient à Venise. Il avait été repris dans la cité des Doges en 1956, formant un triptyque avec le Combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi et Mavra de Stravinsky.
Avec seulement deux enregistrements – Bongiovanni (enregistré en direct à Assise en 1980 mais sorti en 1999) et Hungaroton (1989) – on ne peut pas dire que Maria Egiziaca soit une œuvre populaire, mais sa renaissance témoigne d’un certain intérêt pour la musique et les musiciens d’une période historique où les compositeurs ont voulu ou dû s’accommoder du régime fasciste. Dans le premier cas, on peut parler d’un rite de consentement volontaire, dans le second d’un choix inévitable pour voir leurs œuvres jouées.
Il ne fait aucun doute que le Ventennio (1922-1943) a été une période où les institutions politiques ont manifesté un grand intérêt pour la musique, tant en termes de soutien aux événements culturels que de soutien à la musique établie (mélodrame vériste) ou à la musique d’avant-garde (futurisme). Il s’agit évidemment d’un calcul politique astucieux, les cadeaux et le soutien aux musiciens et aux institutions musicales se transformant rapidement en garanties de contrôle par le régime.
Si Mascagni, Giordano, Cilea, Zandonai, qui appartenaient à la « Giovine Scuola » du mélodrame, étaient des musiciens plus ou moins fascinés par la figure de Mussolini, Ottorino Respighi (1879-1936) s’était aménagé un espace personnel. Après avoir commencé une carrière de pianiste et de chef d’orchestre, il s’est rapidement tourné vers la composition de musique orchestrale et, avec le poème symphonique Le fontane di Roma (1917), son œuvre la plus connue à ce jour, il a révélé cette couleur harmonique et orchestrale raffinée dans laquelle les influences d’une culture étrangère (notamment française, allemande et russe) peuvent être perçues, si ce n’est ouvertement opposées, même si peu encouragées par le climat autarcique de l’époque. Respighi était néanmoins le compositeur préféré du Duce, qui le nomma académicien d’Italie, la reconnaissance la plus prestigieuse à laquelle on pouvait aspirer sous le fascisme.
Respighi est l’auteur d’une douzaine de mélodrames, dont Maria Egiziaca, un mystère en un acte composé de trois épisodes, basé sur La vie des saints de Domenico Cavalca et sur un récit de Sofronio di Gerusalemme à propos d’une prostituée égyptienne nommée Maria qui s’est rachetée et a fini ses jours dans le désert en vivant de prières. L’histoire est d’une valeur historiographique douteuse, mais la tombe d’une sainte ermite nommée Marie semble avoir été présente dans l’arrière-pays palestinien depuis le Ve siècle.
Un livret et une partition à l’intérêt limité
Le livret, qui alterne heptasyllabes et octosyllabes du meilleur goût et imprégné d’un d’Annunzianisme discret, est de Claudio Guastalla, qui écrira les livrets de sept autres opéras pour Respighi. L’ingénuité du texte s’accompagne de termes désuets et d’un langage raffiné qui confine parfois au ridicule : les critiques de l’époque avaient déjà qualifié ces vers d' »inacceptables, [au point] d’ôter au musicien tout désir d’y adapter ses notes. Le fait est que le langage est si artificiel que la caractérisation de Marie et des personnes humbles n’apparaît jamais crédible ni profonde ».
Cette histoire naïvement hagiographique, aux implications même risibles, au sens dramatique médiocre et aux personnages bidimensionnels, est accompagnée d’une musique bien construite, mais qui ne fait qu’accompagner et amplifier le chant des cinq voix – une soprano (Marie) ; un baryton (Il pellegrino et L’abate Zosimo), un ténor (Il marinaio et Il lebbroso), une autre soprano (La cieca, La voce dell’angelo) et une mezzo-soprano (L’altro compagno et Il Povero). Le style vocal est celui du grégorien souple et déclamé, avec quelques embellissements qui prennent la forme de simples vocalises ; ou encore de chants folkloriques archaïques, dans lesquels le mot est toujours clairement exprimé, à tel point que les surtitres ne sont pas nécessaires dans ce cas. Les harmonies ne sont pas particulièrement raffinées et le timbre orchestral est loin des prouesses de couleurs qu’on entend dans certaines pages symphoniques de Respighi. Ce qui prévaut, c’est un goût pour l’antique – il y a même un moment où le clavecin accompagne un récitatif sec – avec des formes et des caractéristiques stylistiques du passé. Une coloration instrumentale différente distingue les personnages, surtout dans la première partie, et l’œuvre s’achève triomphalement sur un accord aveuglant en mi bémol majeur exécuté en fortissimo par l’orchestre, le chœur à trois voix et Zosime, mais la question est de savoir s’il s’agit là de l’expression d’un sentiment religieux sincère ou d’une fiction purement esthétisante exprimée par le compositeur. La réponse semble pencher vers la seconde hypothèse.
Une lecture scénique décevante
Le maestro concertatore Manlio Benzi fait de son mieux pour donner un sens à une œuvre qui est surtout sauvée par sa brièveté, un peu plus d’une heure, afin d’éviter le spectre de l’ennui. Les chanteurs qui se sont produits dans ce qui risque d’être un unicum dans la programmation de l’opéra ont également été dignes d’éloges. Dans la partie-titre, Francesca Dotto délimite efficacement les trois phases de l’évolution du personnage de Maria : dans la première partie, une prostituée frivole, dans la deuxième, une âme tourmentée en route vers une rédemption qui s’avère plutôt soudaine – il n’y a pas de « méditation » ici… – et enfin, dans la troisième, une anachorète attendant la mort. Le timbre et l’approche vocale sont adaptés aux différents besoins expressifs afin de rendre un peu plus crédible un personnage qui ressemble de près ou de loin à celui de Thaïs.
Si l’Athanaël de Massenet finissait par succomber à la fascination de la courtisane alexandrine dans une trajectoire opposée à celle de l’héroïne, l’abbé Zosimo est ici un personnage unidimensionnel et unidirectionnel auquel Simone Alberghini tente de donner quelques éclats de vérité avec une tenue vocale sûre et bien dosée et un phrasé expressif. Le marin de Vincenzo Costanzo ne se ménage pas vocalement, ouvrant l’opéra par son intervention généreuse puis abordant sobrement celle du lépreux. Dans cette production vénitienne, les rôles vocaux sont quelque peu différents de ceux du livret original : un autre ténor, Michele Galbiati, se voit confier le personnage du Compagno, tandis qu’il n’y a pas de mezzo-soprano pour L’altro compagno et Il povero, confiés ici au ténor Luigi Morassi. Ilaria Vanacore (La cieca, La voce dell’angelo) et William Corrò (Una voce dal mare) complètent la distribution vocale.
« Un grand triptyque fermé, avec un beau cadre sculpté et doré, repose sur trois marches devant un mur de tissu violet. Deux anges vêtus de blanc, élancés, émergent du mur, de part et d’autre du tableau : légers et silencieux, ils ouvrent les portes du triptyque et disparaissent ». C’est ainsi que commence le livret imprimé par Ricordi pour la première au Teatro Goldoni le 10 août 1932, et l’on aurait pu s’attendre avec un certain plaisir coupable à ce qu’un maître de la scène comme Pier Luigi Pizzi pouvait faire de ces didascalies, avec peut-être une touche irrévérencieuse. Au lieu de quoi… c’est une grande déception : le metteur en scène/scénographe/costumier a pris l’histoire tout à fait au sérieux et si la pantomime des deux anges, prévue dans le prélude introductif, apportait un certain espoir, la clé de l’interprétation qui nous est donnée est très platement illustrative. Le doyen du théâtre italien s’est tourné cette fois vers le graphisme vidéo et, à la place de son élégante architecture, nous avons un mur en led sur lequel sont projetées des images marines, des bâtiments anciens qui semblent avoir été construits par une intelligence artificielle dans un style quelque peu surréaliste, des symboles christologiques, y compris une forêt de croix semblable à celle de Thaïs que le Maestro a présentée à La Fenice en 2007. Le seul élément tridimensionnel sur scène est un bateau en bois stylisé sur lequel, accompagné de trois braves marins, monte joyeusement notre pécheur entreprenant. Dans les intermèdes orchestraux, une danseuse (Maria Novella Della Martira) prend la place de Maria dans des mouvements chorégraphiques prévisibles.
Le metteur en scène a modifié le texte de Guastalla à certains endroits parce qu’il était obscur, mais il a ainsi perdu certaines rimes sans le rendre plus accessible au public d’aujourd’hui.
Si hier, à Rome, la mise en scène de cette autre pièce en un acte du XXe siècle qu’est Salomé de Richard Strauss a été accueillie avec une certaine désapprobation par un public choqué par la lecture dérangeante de Barrie Kosky, ce soir, le public vénitien a applaudi sans réserve la proposition du Teatro la Fenice…
Maria : Francesca Dotto
Il pellegrino, L’abate Zosimo : Simone Alberghini
Il marinaio, Il lebbroso : Vincenzo Costanzo
Un compagno : Michele Galbiati
Un altro compagno, Il povero : Luigi Morassi
La cieca, La voce dell’Angelo : Ilaria Vanacore
Una voce dal mare : William Corrò
Danseuse : Maria Novella Della Martira
Orchestre et chœur su Teatro La Fenice, dir. Manlio Benzi
Chef de chœur : Alfonso Caiani
Mise en scène, decors et costumes : Pier Luigi Pizzi
Lumières : Fabio Barettin
Maria Egiziaca
Opéra d’Ottorino Respighi, livret de Claudio Guastallacréé au Carnegie Hall de New York le 16 mars 1932, en version de concert dirigée par Tullio Serafin.
Venise, Teatro Malibran, représentation du vendredi 8 mars 2024.
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