Quarante ans après sa création parisienne – où s’illustrèrent José van Dam et Christiane Eda-Pierre -, le Grand Théâtre de Genève propose une production grandiose du chef d’œuvre de Messiaen.
La musique de l’invisible
Olivier Messiaen avait deux préoccupations majeures : sa foi catholique et sa passion pour l’ornithologie. Saint François d’Assise, son unique opéra, le compositeur avignonnais lui permet de fusionner les deux. Il aurait voulu Jésus-Christ comme protagoniste, mais a dû se contenter du saint le plus proche de lui, ce Jean de Pierre Bernardone qui, à un moment de sa vie, abandonna famille, richesses et turbulences de la jeunesse pour la pauvreté absolue, devenant le saint d’Assise.
Dans son livret, Messiaen place le sermon aux oiseaux au centre de son œuvre : c’est le sixième tableau, le plus long des huit tableaux répartis en trois actes. L’action dramatique et le temps théâtral ne sont pas au premier plan de sa conception : il se passe très peu de choses sur scène, et les temps sont démesurément étirés, le spectacle musical dépassant largement les quatre heures, ce qui, avec les deux entractes, représente cinq heures et demie de spectacle.
Quarante ans après la création parisienne, cette cantate religieuse / méditation spirituelle / hymne à la beauté de la création / célébration de la musique – il y a bien des façons de définir cette œuvre a-normale –, arrive sur les rives du lac Léman où elle trouve un théâtre, en l’occurrence le Grand Théâtre de Genève, ayant le courage de la monter dans une production grandiose de par les moyens mis en œuvre. L’orchestre à lui seul est infini : vingt bois, presque autant de cuivres, quelque soixante-dix cordes, cinq percussionnistes jouant d’une myriade d’instruments en plus du xylophone, du xylorimba, du marimba, du vibraphone, du glockenspiel, et pas moins de trois joueurs d’Ondes Martenot, cet instrument également utilisé par Messiaen dans sa symphonie Turangalîla. À la tête du glorieux Orchestre de la Suisse Romande, Jonathan Nott, expert en musique contemporaine, gère sans crainte les sons d’une partition qui ne fait aucune concession aux instrumentistes, exigeant le maximum de chacun. La partition, malgré sa répétitivité (telle la devise de quatre notes qui revient tout au long de l’œuvre), comporte des moments surprenants : les cris d’oiseaux, par exemple, plutôt que les bois attendus, sont évoqués par les percussions, et la page céleste et raréfiée, confiée aux Ondes Martenot – la langue de Dieu… – se heurte aux sons agressifs des cuivres pleins de menace, évoquant presque l’éveil de Fafner. Rien n’est acquis dans cette partition colossale en huit volumes puissants que Nott interprète malgré les inconvénients qu’entraîne le choix de placer l’orchestre derrière les chanteurs, lesquels pour la plupart se tiennent à l’avant-scène, le chœur étant confiné en fond de scène avec des micros pour faire entrer les voix dans la salle et résoudre ainsi le problème de la distance. Les sonorités de l’orchestre sont ainsi quelque peu étouffées et la clarté des lignes instrumentales est privilégiée par rapport au son des masses orchestrales.
Les exigences vocales ne sont pas moindres, avec neuf solistes et une centaine de choristes. Le chant du protagoniste évoque le cantus firmus grégorien et l’orchestre apporte un commentaire après chaque verset. Robin Adams assume la tâche exigeante d’être présent sur scène dans sept scènes sur huit. Son chant déclamatoire aux mille facettes nous donne un François intensément humain, et sa solide présence scénique fait appel à une diction qui, outre la prononciation du r français, rend le texte clairement compréhensible dans son articulation. Plus variée est la ligne de chant de l’Ange, confiée à la soprano Claire de Sévigné, la seule voix féminine, avec un rayonnement vocal pur exprimé dans un registre aigu particulièrement éthéré. Le personnage du lépreux est plus terre à terre, et le ténor Aleš Briscein s’avère efficace avec les sauts de registre accompagnant la transformation de son personnage, passant de l’apitoiement sur son état tragique à la guérison puis la rédemption. Les rôles secondaires sont de haut niveau, avec William Meinert (Frère Bernard), Kartai Karagedik (un Frère Léon autoritaire), Omar Mancini (un Frère Élie à la connotation ironique), Joé Bertili (Frère Sylvestre), Anas Séguin (Frère Ruffin) et Jason Bridges (Frère Massé), qui se distinguent par la solennité de leurs personnages. La voix de Dieu est confiée au chœur, ici celui du théâtre, renforcé par le Chœur Motet de Genève.
Pour la mise en scène, on a fait appel au plasticien Adel Abdessemed qui, pour sa première expérience théâtrale, a imaginé pour chaque tableau, plutôt qu’une scénographie, une installation comportant des objets dont la présence n’est pas toujours clairement compréhensible. On y trouve un énorme pigeon à la poitrine sanguinolente, hissé sur une pile de formes rondes qui pourraient être des crânes – avec les pigeons, l’artiste franco-algérien s’est rendu célèbre pour l’une de ses sculptures qui renverse l’image populaire du pigeon voyageur et en fait un oiseau destructeur : dans cette œuvre monumentale (2 mètres d’aluminium), le pigeon voyageur devient la représentation d’une bombe à retardement, la peur de l’autre qui menace notre société – on voit bien le globe terrestre qui se dégonfle d’un tableau à l’autre, symbole évident de notre Terre menacée par les guerres et la pollution. Moins évidents sont le dromadaire hissé lentement dans le huitième tableau, ou les robots qui pressent le raisin dans le deuxième.
Abdessemed apporte des éléments de sa propre culture, comme la référence au hammam dans le tableau du lépreux avec les tapis berbères suspendus ou les deux grands disques décorés d’images kabbalistiques de triangles et de carrés entrelacés, sur lesquels sont projetées des vidéos. Mais il y a aussi des références à l’iconographie chrétienne, comme le portrait du saint par Cimabue, ou l’archange Gabriel par Fra Angelico, dont l’Ange hérite des ailes multicolores. Abdessemed a également réalisé les costumes des franciscains à partir de vieilles bandes de tissu, des tuniques grossières avec des ballots (à la manière de migrants) et des déchets de notre civilisation numérique : composants d’appareils électroniques de toutes sortes, CD, claviers de téléphones portables, circuits imprimés. Presque toujours en accord avec l’histoire, les objets scéniques conçus par l’artiste rompent parfois l’équilibre visuel, comme la reproduction de l’église de Portiuncula qui envahit la scène, jusqu’alors restée presque vide, cachant presque complètement la vue de l’orchestre, qui était au contraire bien visible dans la peinture du sermon aux oiseaux, ou de l’ange musicien lorsque le saint monte vers le ciel sur les notes hypnotiques des Ondes Martenot.
Par un curieux contrepoint, la cité de Calvin accueille ainsi le message fortement catholicisé du compositeur français. Avec un livret où le mot Dieu est répété 49 fois et le mot Seigneur 39 fois, cette déclaration de foi qu’est l’œuvre de Messiaen a été pour le non-croyant que je suis une expérience purement esthétique et, pourquoi le nier, fatigante… Néanmoins, je n’ai pas connu cette fois-ci la « joie parfaite » de la souffrance supportée avec patience…
Le public genevois, discipliné, a subi quelques défections au cours de la soirée, mais est resté suffisamment nombreux pour saluer chaleureusement les créateurs de la production, en particulier Robin Adams et Claire de Sévigné.
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Saint François : Robin Adams
L’Ange : Claire de Sévigné
Le Lépreux : Aleš Briscein
Frère Léon : Kartal Karagedik
Frère Massé : Jason Bridges
Frère Élie : Omar Mancini
Frère Bernard : William Meinert
Frère Sylvestre : Joé Bertili
Frère Rufin : Anas Séguin
Orchestre de la Suisse Romande, dir. Jonathan Nott
Chœur du Grand Théâtre de Genève
Le Motet de Genève
Mise en scène, scénographie, costumes et vidéo : Adel Abdessemed
Lumières : Jean Kalman
Co-éclairagiste : Simon Trottet
Dramaturgie : Stephan Müller
Direction des chœurs : Mark Biggins
Assistant à la mise en scène : Jeff Kessler
Assistant à la scénographie : Manuel La Casta
Assistante costumes : Laura Garnier
Saint François d’Assise
Opéra d’Olivier Messiaen, livret du compositeur, créé le 28 novembre 1983 à Paris.
Grand Théâtre de Genève, représentation du mardi 16 avril 2024.