DON QUICHOTTE de Massenet : un fou sublime à l’Opéra Bastille.

Dans cette adaptation audacieuse mais jamais clinquante se joue le drame intérieur d’un homme vieillissant, aux bouffées hallucinatoires embuées d’alcool et d’anti-dépresseurs, amoureux de Dulcinée et moqué par la foule. Christian Van Horn brille à chaque instant de la représentation dans le rôle du Chevalier à la triste figure.

Avec Don Quichotte, créé deux ans avant la mort de son auteur, Jules Massenet répondait à une commande spéciale de l’Opéra de Monte-Carlo, visant initialement à mettre en valeur la basse russe Fiodor Chaliapine. Massenet utilise alors un livret de Henri Cain, basé sur une pièce inspirée de l’œuvre de Cervantès. Chaliapine recevra un triomphe personnel pour son incarnation de de ce survivant d’une époque révolue, et regardé de loin par les spectateurs et les autres personnages comme une relique qui tour à tour effraie, et fait rire de lui par l’anachronisme des valeurs qu’il représente.
C’est d’ailleurs peut-être pour mieux réhabiliter la noblesse du personnage qu’on annonce, de cette nouvelle production du vénitien Damiano Michieletto, qu’elle « s’attache à révéler la poésie de Don Quichotte, mais aussi sa souffrance. Celle d’un homme profondément seul, hanté par ses souvenirs ». Le metteur en scène nous précise bien que le défi consiste à expliquer au public qui est Don Quichotte, ce personnage romanesque, dont on connaît tous le nom mais pas l’histoire. Et d’offrir une scénographie et une histoire nous rapprochant du Chevalier, en lui redonnant une humanité – dont le grotesque lié à l’image populaire de sa lutte contre les moulins à vent l’avait dépouillé.  Pour ce faire, Michieletto, qui a déjà mis en scène la Cendrillon de Massenet, parsème sa mise en scène de trucages astucieux pour nous faire comprendre que Don Quichotte est la seule victime d’un drame qu’il semble s’infliger à lui-même.

Les décors de Paolo Fantin s’allongent au fur et à mesure que grandissent les délires de Don Quichotte pour mieux venir, à la toute fin, enserrer le personnage, comme si tous ces démons étaient finalement sortis de son seul esprit. Les harceleurs surgissent de dessous les meubles, à travers les murs, de derrière la bibliothèque,… : l’effet est très réussi et donne l’image d’un Don Quichotte complètement paranoïaque, mais aussi emporté par des élans oniriques : ainsi l’air « Quand apparaissent les étoiles… » est magnifiquement rendu, avec une Dulcinée emportée sur des chevaux de carrousel tout droit sortis d’un souvenir, ou peut-être de l’imagination du héros – le doute contribuant effectivement à conférer au personnage toute sa poésie. La bataille contre les moulins à vent, représentée ici par des danseurs espagnols intégralement revêtus de noir et formant un bataillon se resserrant de plus en plus sur le héros est une vraie réussite de mise en scène, avec une projection vidéo prenant de plus en plus d’ampleur alors qu’augmente le crescendo de la musique.
Différentes temporalités interviennent, certaines se manifestant sur des écrans vidéos de fond, toutefois utilisés avec justesse, et d’autres dans les costumes d’Agostino Cavalca, qui nous rappellent immédiatement les films américains des années 50, bien sûr avec la robe de « prom » de Dulcinée. Alors Don Quichotte, victime de son époque ? Personnage anachronique vivant à travers les livres que ses élèves déchirent au début de l’opéra, il tente de s’inventer un amour avec une Dulcinée trop moderne pour le recevoir, mais pas insensible au romantisme qu’il incarne.

Côté distribution, alternant avec Gábor Bretz (en lieu et place d’Ildebrando d’Arcangelo), c’est Christian Van Horn (lui-même venant remplacer Ildar Abdrazakov suite à son soutien ouvert au président russe) qui inaugure, à l’Opéra Bastille, cette production du combattant des moulins à vent. Le baryton, dont Première Loge a récemment chroniqué les incarnations de Méphisto dans le Faust de Gounod ou de Don Giovanni, dans le centenaire de la première représentation de l’opéra de Mozart au TCE, endosse donc vaillamment le rôle pathétique et fascinant du « Chevalier à la triste figure ». Changements stratégiques car la partition, très exigeante pour ses interprètes, peut facilement faire vaciller des chanteurs à la voix encore trop fragile. Pari difficile également quand on pense que le rôle a été tenu auparavant par des figures devenues emblématiques, telles que Nicolaï Ghiaurov ou Ruggero Raimondi. Point d’inquiétude avec Christian Van Horn, dont la voix, disposant d’une assise solide, se dévoile : large et teintée de nostalgie au cours des deux heures et plus de la soirée, Van Horn ne quitte pas la scène ni son personnage un seul instant. La mise en scène offre au chanteur américain une chance de faire montre de ses grands talents d’acteur. La basse apporte beaucoup de nuances à son personnage tantôt éploré, tantôt exalté, la diction est sans fautes, et parvient à faire ressortir toute la force dramatique du personnage avec beaucoup de conviction. Aussi bien introspective qu’exaltée, la voix de la basse ne faillit jamais et brille particulièrement par la palette de sentiments que le chanteur parvient à transmettre au public : à la déclaration d’amour de « Quand apparaissent les étoiles… » aux allures fantasmagoriques, répond la prière « Seigneur, aie pitié de mon âme.. » rendue avec un pathos d’autant plus émouvant qu’il est nuancé. Une très belle réussite pour le chanteur que le public parisien, d’ailleurs, n’a pas manqué d’ovationner.
Suite au retrait de Marianne Crebassa, c’est à Gaëlle Arquez qu’échoit le défi de jouer la belle indifférente, revendiquant sa liberté d’aimer qui elle souhaite, et s’affranchissant de l’amour courtois incarné par Don Quichotte. Gaëlle Arquez incarne avec beaucoup de talent cette séductrice libre, mais non dénuée d’empathie comme lorsqu’elle crie à l’assemblée que Don Quichotte est « un fou sublime ». Dotée d’une grande agilité et d’une belle voix ronde, la mezzo-soprano alterne sans difficultés la légèreté et le drame avec une grande conviction, malgré un léger manque de projection à son premier air, dans le vaste vaisseau que représente l’Opéra Bastille. Le très beau « Lorsque le temps d’amour a fui… » résonne avec une singulière sensibilité au milieu de cette vaste production.
Etienne Dupuis est parfait en  Sancho : alliant une belle prestance de comédien à une voix brillante, le baryton peut également venir singer Dulcinée avec forte truculence, ou encore apparaître rongé par la tristesse lorsqu’il réalise que son maître va mourir. La complicité avec Van Horn est évidente, tant leurs chants et leurs deux voix se complètent harmonieusement.

Emy Gazeilles, Marine Chagnon, Maciej Kwaśnikowski et Nicholas Jones s’amusent sur scène autant que le spectateur à tourmenter ce pauvre Don Quichotte, et forment un complément idéal au trio de tête.

Les chœurs menés avec talent par Ching‐Lien Wu, tonnent dès le départ avec éclat, et font résonner de belles harmonies sans prendre le pas sur les solistes. L’orchestre n’est pas en reste, lui aussi irréprochable sous la direction précise de Patrick Fournillier

Si la magie reste quelque peu absente de cette adaptation malgré la belle scène de la Sérénade, l’impact visuel, musical, et dramatique de cette production est incontestable. En cela le défi de Damiano Michieletto est entièrement gagné.

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Retrouvez Etienne Dupuis en interview ici !

Les artistes

La Belle Dulcinée : Gaëlle Arquez
Don Quichotte : Christian Van Horn 
Sancho Pança : Étienne Dupuis
Pedro : Emy Gazeilles
Garcias : Marine Chagnon
Rodriguez : Maciej Kwaśnikowski
Juan : Nicholas Jones
Deux serviteurs : Youngwoo Kim, Hyun Sik Zee

Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, dir.  Patrick Fournillier
Chef de chœur : Ching‐Lien Wu

Metteur en scène : Damiano Michieletto
Décor : Paolo Fantin
Costumes : Agostino Cavalca
Lumières : Alessandro Carletti

Le programme

Don Quichotte

Comédie héroïque en cinq actes de Jules Massenet, livret d’Henri Cain d’après Jacques Le Lorrain, inspiré du roman de Miguel Cervantès.
Opéra national de Paris Bastille, représentation du vendredi 10 mai 2024.