Chasing Rainbows à l’Opéra Comique : l’hommage de Lea Desandre et Thomas Dunford à l’immense Julie Andrews
Joie nostalgique des mélodies du bonheur…
Carrière unique en son genre, dont on n’a pas encore retrouvé d’équivalent, Julie Andrews dotée d’une voix de soprano lyrique défiant aussi bien le désenchantement que les nazis avec un optimisme sans faille, retrouve sa jeunesse sous les traits de Lea Desandre, qui, accompagnée de l’ensemble Jupiter dirigé par Thomas Dunford, va rendre tout son éclat à un répertoire injustement trop peu joué.
Lea Desandre prête sa voix à un répertoire aussi inattendu que joyeux : la comédie musicale glorieuse et technicolore des années 60 au début des années 80. Et, en ces temps moroses, quelle bonne idée de braquer les projecteurs sur ce symbole de légèreté, de nostalgie et d’optimisme infini, qu’incarne Julie Andrews !
Doit-on encore présenter Julie Andrews ? Enfant surdouée dotée d’une voix de soprano légère, elle apprend la musique et accompagne ses parents sur scène. A 13 ans elle chante devant la Reine Elizabeth II et son époux, à 15 ans elle est déjà sur les planches des théâtres du West End de Londres, et à 19 ans elle fait son début à Broadway dans the Boyfriend de Sandy Wilson. Hit critique et public qui lancera la carrière de la jeune chanteuse, qui enflamme peu après les planches dans le rôle d’Eliza Doolitle dans l’énorme succès My Fair Lady de Frederick Loewe, puis dans le musical télévisuel Cinderella des légendaires Rodgers and Hammerstein, où elle a le rôle-titre. S’ensuivent de multiples collaborations à la télévision où elle chante plusieurs fois avec Carol Burnett, et une déception lorsque Audrey Hepburn lui est préférée pour la version cinéma de My Fair Lady. Suite à cet affront, elle endosse avec bonheur le rôle de Mary Poppins, production Disney où elle émerveille et fait pleurer le monde entier sur les chansons des Sherman Brothers et y gagne un Oscar. Après un nouveau succès mondial dans The Sound of Music (La mélodie du bonheur) où les chansons intemporelles des Rodgers & Hammerstein lui apportent une nouvelle consécration, elle enchaîne avec d’autres comédies et quelques incursions dans le cinéma dramatique (notamment chez Hitchcock). Mais sa carrière s’essouffle dans les années 70, où le personnage lisse et bienveillant auquel on l’associe lui colle trop à la peau. Jusqu’à un retour spectaculaire dans le film musical Victor/Victoria dirigé par son mari Blake Edwards sur une musique d’Henri Mancini, où elle incarne tour à tour une caricature de diva d’opéra et une travestie à la Marlene Dietrich de Morocco, toute de smoking et d’ambiguïté.
C’est à travers ce répertoire s’étalant sur une trentaine d’années que Lea Desandre et Thomas Dunford vont piocher les airs les plus emblématiques de la carrière de la chanteuse anglaise.
Dès le début de la soirée la salle Favart peut s’estimer prévenue : No Mozart Tonight! On comprend le message : nous sommes là pour nous amuser, pour rêver hors des sentiers battus. D’autant plus que la comédie musicale, genre qui s’accorde mal à l’autodérision ou le second degré, est pris ici à bras le corps par Lea Desandre, avec le parti de coller strictement aux œuvres. Ainsi elle danse, fait quelques claquettes, tournoie dans les beaux costumes d’Hubert Barrère renvoyant aux divers rôles de Julie Andrews, et ce avec une grâce et une énergie que n’aurait pas reniée l’égérie de la soirée. La mise en espace reste entièrement cohérente avec les sujets des chansons : un piédestal, quelques accessoires, une chorégraphie et des interventions du chef ou des musiciens qui viennent donner vie à tous ces beaux airs. Les lumières s’accordent : un arc-en-ciel final, des demi-teintes, une ligne d’or façon cabaret, et nous voilà plongés dans l’ambiance.
Thomas Dunford assure une direction vive et pétillante, accompagné de son fidèle théorbe. L’ensemble Jupiter fait preuve de beaucoup d’aisance à passer d’un registre à un autre : depuis le classique jusqu’aux airs de jazz d’Henri Mancini.
Car c’est là l’énorme réussite de la soirée : les allers-retours entre simples airs de musical et chants beaucoup plus étoffés où les couleurs orchestrales se doivent d’être aussi raffinées que nuancées. Toujours sur le fil, Léa Desandre fait mouche sur les airs un peu surannés de Cinderella ou The Boyfriend sans appuyer trop sur sa voix (au risque d’être un peu couverte par l’enthousiasme de l’orchestre) avant d’enchaîner sur des mélodies plus riches avec plus de motifs comme ceux de Mary Poppins et de The Sound Of Music, où la jeune mezzo-soprano fait fi de la différence de tessiture et dévoile l’ampleur de sa voix, ainsi que la palette de couleurs qu’en bonne comédienne elle sait lui donner. L’air « Rain in Spain » de My Fair Lady est un régal de drôlerie, ceux de Mary Poppins une victoire assurée avec le classique « Feed the bird » entre autres. Peut-être moins convaincant est « Le Jazz Hot » de Victor/Victoria, difficulté classique des voix d’opéra pas toujours adaptables à l’élasticité naturelle exigée par le jazz, malgré un « Crazy World » très réussi. Desandre fait preuve à chaque instant d’une diction parfaite, malgré les rythmes effrénés propres aux comédies musicales, comme dans le « Supercalifragistic » et pousse dans les aigus sans stridence ni acidité malgré la tonalité plus difficile, suivie de près par un orchestre surmontant tous les tempi du programme.
Après un « I Feel Pretty » entraînant (inclusion surprenante car plutôt immortalisée par Marni Nixon/Natalie Wood dans West Side Story de Bernstein, que par Andrews) et un arrangement voix/théorbe superbe sur le classique « Edelweiss », Lea Desandre et l’ensemble Jupiter font apprendre le solfège au public grâce au « Do-Ré-Mi » de The Sound Of Music.
Après un premier encore sur « Chasing Rainbows » extrait de Oh look !, le public ne demande plus qu’à réviser ses gammes encore une fois ! Généreux, Desandre et l’ensemble Jupiter s’y reprennent à nouveau pour faire chanter en chœur tout le public de l’Opéra Comique.
Avec un programme judicieusement choisi et le beau succès de cette soirée de récital, on ne peut qu’espérer que ce spectacle, déjà produit à l’opéra de Rouen, et cette fois-ci apparemment capté, finisse gravé ou attise des vocations, soit à redécouvrir Julie Andrews soit le monde merveilleux des comédies musicales.
Lea Desandre, Mezzo – Soprano
Thomas Dunford, direction musicale
Mise en espace : Sophie Daneman
Costumes : Hubert Barrère
Lumières : Bertrand Couderc
Ensemble Jupiter
Chasing Rainbows
Carol Burnett & Julie Andrews : “No Mozart tonight”
Rodgers & Hammerstein : “My favorite things” (from The Sound of Music)
Noël Coward : “London Pride”
Sandy Wilson : “Won’t you Charleston with me” (From The Boyfriend)
Sandy Wilson : “The Boyfriend” (From The Boyfriend)
Sandy Wilson : “I could be happy with you” (From The Boyfriend)
Rodgers & Hammerstein : “Ten minutes Ago” (from Cinderella)
Rodgers & Hammerstein : “In my own little corner” (from Cinderella)
Frederick Loewe : “Wouldn’t it be loverly” (from My fair Lady)
Frederick Loewe : “The Rain in Spain” (from My fair Lady)
Frederick Loewe : “The street where you live” (from My fair Lady)
Frederick Loewe : “I could have danced all night” (from My fair Lady)
Robert & Richard Sherman : “Stay Awake” (from Mary Poppins)
Robert & Richard Sherman : “Just a spoon full of sugar” (from Mary Poppins)
Robert & Richard Sherman : “Feed the birds” (from Mary Poppins)
Robert & Richard Sherman : “Supercalifragilistic” (from Mary Poppins)
Henri Mancini : « Chicago Illinois” (from Victor Victoria)
Henri Mancini : “Cat and Mouse” (from Victor Victoria)
Henri Mancini : “Le jazz hot” (from Victor Victoria)
Henri Mancini : “Crazy World” (from Victor Victoria)
Leonard Bernstein : “I feel pretty” (from West Side Story)
Rodgers & Hammerstein : “Do-re-mi” (from The Sound of Music)
Rodgers & Hammerstein : “Something Good” (from The Sound of Music)
Rodgers & Hammerstein : “Edelweiss” (from The Sound of Music)
Rodgers & Hammerstein : “The Sound of Music” (from The Sound of Music)
Harry Carroll : “Chasing Rainbows” (from Oh Look!)
Paris, Opéra Comique, Représentation du mardi 21 mai 2024.