Le long et foisonnant week-end musical proposé par La Nouvelle Athènes s’inscrivait logiquement dans le travail de fond entrepris depuis la création, en 2018, de cette structure entièrement dédiée aux pianos romantiques et à la résurrection d’un pan entier de notre répertoire, sur instruments d’époque[1]. Cela permit d’entendre des partitions oubliées dans des conditions artistiques optimales, in situ puisqu’au cœur du domaine de Joséphine, la mère d’Hortense, et ce grâce au généreux partenariat du Musée national des Châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.
La légende noire dit que la Révolution a abrasé le monde musical pour des décennies. Entre le Concert Spirituel et Berlioz, ce serait donc le néant d’une quarantaine d’années. Rien n’est plus faux : c’est faire fi de l’invention du Conservatoire comme de la permanence d’une création et d’une vie musicale encore trop peu défrichées. Sous l’Empire, la vie des salons battait à nouveau son plein et les sept concerts de ce Festival de Pentecôte le rappellent avec maestria.
A cette occasion, la créatrice de l’association La Nouvelle Athènes, Sylvie Brély, présentait ainsi la Reine Hortense sur France Musique :
Fille de Joséphine, cette reine a reçu une éducation aristocratique et a été initiée à tous les arts ; le dessin, le théâtre, et la musique. Hortense a suivi des cours à Saint-Germain chez Madame Campan, et a tout de suite montré des talents de compositrice. Nous sommes après la Terreur : son père, Alexandre de Beauharnais, a été guillotiné, sa mère a épousé Napoléon, et s’exprimer à travers la musique était pour elle une manière de sublimer toutes les difficultés de son temps[2]
La première des surprises fut de découvrir la qualité de nombreuses romances d’Hortense de Beauharnais. Elle en composa cinq-cents… « des choses très poétiques, très simples, qui touchent le cœur », précise justement Sylvie Brély. Le concert d’ouverture fut ainsi un grand moment, grâce à l’incarnation de la mezzo Coline Du Tilleul, voix profonde, si émouvante par sa ligne de chant comme par son intelligence du texte et des ambiances – sans parler de sa prononciation idéale comme de ses vocalises parfaites dans les airs de Sterkel ou de Grétry clôturant la première partie du récital. Et, en conclusion du concert, son interprétation de la cantate Ariane à Naxos de Haydn (dans une transcription originale pour piano et flûte, signée Alexis Kossenko) fut du grand art !
© Marc Dumont
D’autres concerts proposaient un accompagnement de guitare ou du seul pianoforte, alors que celui-ci, fascinant de bout en bout, ajoutait les flûtes d’Alexis Kossenko au piano carré Erard 1806 joué si subtilement par Aline Zylberajch. Le programme déroulait de multiples partitions inconnues où celles de la Reine Hortense étonnaient par leur qualité, faite de simplicité et de sincérité.
Alexis Kossenko, Aline Zylberajch et Coline Dutilleul - © Marc Dumont
La conception du programme, véritable bouquet de découvertes, était particulièrement étudiée, passant des romances d’Hortense à celles de Marie Bigot ou Bettina von Arnim, de Reichardt ou Sterkel et quelques autres.
Dès M’entends-tu, la première et déchirante œuvre de la Reine Hortense,, le climat était donné : celui d’un romantisme délicat, mis en valeur par l’accompagnement d’Aline Zylberajch, où la douceur de L’hirondelle écrite par Hortense de Beauharnais cachait la douleur d’une Plainte nocturne signée Sterkel), où rôdait l’ombre noire du Spectre de Marguerite de Narcisse Carbonel sur les moments amoureux ou champêtres signés Devienne ou Plantade.
© Marc Dumont
C’est l’ambiance d’un salon musical qui revit, où s’invitent les contrastes. Confidence et mélancolie dans la voix, détente et surprises avec les moments pour flûte seule signés Eugène Walckiers. La musicalité d’Alexis Kossenko exalte le rondeau auvergnat, où sa flûte Bellissent (vers 1830) sonne comme une musette, et le Galop[31, véloce et badin joué avec humour. Et le virtuosissime final de la sonate de François Devienne de 1799 nous laisse sidéré devant la virtuosité du flûtiste.
Coline Dutilleul, Aline Zylberajch, Alexis Kossenko et Sylvie Brély - © Marc Dumont
A travers les textes des mélodies, c’est aussi l’air du temps et des guerres napoléoniennes qui se reflètent avec Le rêve d’un jeune soldat de Charles-Henri Plantade ou le sacrifice résigné de La sentinelle signée Hortense de Beauharnais : « Dites que je veille en ces lieux pour la gloire et pour mon amie… Dire que mon dernier soupir fut pour la gloire et mon amie. »
Or une autre originalité de ces concerts fut de pouvoir entendre cette romance dans deux versions – et ce fut passionnant. Coline Dutilleul, donna une profondeur intime à ce chant qui, lors du concert des Lunaisiens, résonna de toute autre façon, accompagné à la harpe et au serpent et chanté à trois voix masculines. Version salon, version chanson : versatilité d’une partition à la croisée de deux mondes musicaux, savants et populaires.
© Marc Dumont
© Marc Dumont
Ce sont les chansons qui formaient la trame d’un concert évoquant l’ombre de l’Empereur, initié par Arnaud Marzorati, dans de subtiles transcriptions dues à sa fille, Pernelle. En soliste, elle nous fit rêver avec la Scène pour harpe de Martin Pierre d’Almivare. A ses côtés, le serpent sensuel et virtuose de Patrick Wibart colorait de sons graves et suaves l’Adagio en mi mineur de Philippe Jacques Meyer et l’Air d’Ariodant de Mehul. Ainsi, fait rare, le serpent tenait toute sa place au côté des trois chanteurs, y compris dans les Couplets sur le retour de ma croix d’un grognard anonyme, chanté d’abord a capella.
Trois hommes pour un répertoire poétique (La mélancolie d’Hortense de Beauharnais), parfois martial (l’inénarrable Chanson de l’oignon qu’Arnaud Marzorati fit chanter en chœur par un public ravi au moment des bis), qui plongeait dans la geste et la légende napoléoniennes (L’horrible attentat, Les français au Général Bonaparte) en terminant par Sainte-Hélène due au célèbre Pierre-Jean Béranger[4].
De sa voix de stentor, Arnaud Marzorati tonnait, vibrait, caressait les mots. En meneur de jeu, il s’intégrait au groupe, faisant vivre pleinement le spectacle dans une sobre mise en espace.
Pernelle Marzorati, Patrick Wibart, Arnaud Marzorati, Imanol Iraola et David Ghilardi - © Marc Dumont
Accompagné par Pernelle Marzorati, le ténor David Ghilardi, magnifique de timbre, chanta une mélodie de Loïsa Puget, Les pupilles de la garde, qui « sont favorisées toujours du dieu Mars et du dieu des amours» et le serpent, puis les deux barytons, se joignaient à eux dans le bouleversant Tombeau de Joséphine de Romagnesi : « Femme divine… Sa voix consolatrice soulageait les malheureux…. Elle honorait la science…. abolissait les abus… repoussait les flatteurs… Sur le tombeau de Joséphine venez, venez verser des pleurs… Sans grandeur elle expira. »
Partout des pépites au cœur d’un vrai spectacle, puisqu’Arnaud Marzorati avait concocté un texte qui donnait une cohérence totale à ce moment napoléonien. Les rôles étaient distribués ; la faconde et la force de l’interprétation faisaient de ce concert-conté un rendez-vous à qui l’on souhaite de nombreuses reprises.
Patrick Wibart, Arnaud Marzorati et Imanol Iraola - © Marc Dumont
Ces chansons et romances, souvent sur des timbres célèbres[5], traversèrent les siècles. Le cas du Beau Dunois de la Reine Hortense est savoureux, puisque son fils, Louis Napoléon Bonaparte, en fit l’hymne du second Empire, dont les premiers vers, Partant pour la Syrie, sont restés célèbres.
C’est aussi le cas d’une autre partition, Le beau chevalier, dont l’histoire anecdotique est amusante : Hortense de Beauharnais n’en était pas satisfaite et voulait la détruire. Son professeur, Narcisse Carbonel, l’en dissuada. Et Franz Schubert s’en empara pour composer des Variations sur un thème français D 624…
Ce fut l’une des pièces proposées lors du récital à quatre mains par Luca Montebugnoli et Eduardo Tobianelli. Là encore, un programme subtil, au cours duquel les deux pianistes faisaient d’abord sonner toutes les beautés du piano carré Erard 1806 dont la restauration fut confiée à un des grands maîtres des pianos anciens : Christopher Clarke. Le Grand duo pour piano à quatre mains en ré majeur de Hyacinthe Jadin (1796) en révélait la fluidité, sonnant tour à tour cristallin ou mordoré, aux graves profonds, aux registres totalement équilibrés. Puis c’est un piano Rosenberger de 1825 qui changeait de style, de couleurs avec Schubert et Beethoven.
Luca Montebugnoli et Edoardo Tobianelli - © Marc Dumont
Ainsi, c’est avec ce géant que se refermait ce week-end si riche en découvertes et en qualité artistique. Encore !
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[1] Le site de l’association : https://lanouvelleathenes.net
[2] Extrait de l’entretien accordé par Sylvie Brély à France Musique le 20 mai : https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/reportage/a-la-rencontre-de-la-reine-compositrice-hortense-9175728
[3] Qu’il enregistra dans sa passionnante intégrale des œuvres du compositeur flûtiste Eugène Walkiers parue chez Aparté en quatre CD et que l’on peut entendre ici : le rondeau : le galop.
[4] Les Lunaisiens ont enregistré plusieurs disques consacrés à ce répertoire, l’un autour des chansons de Béranger (Alpha, 200), l’autre autour de Sainte-Hélène (Muso, 2021).
[5] Ainsi, l’air de Waterloo (1815) est celui utilisé par une célèbre chanson de 1802, Tableau de Paris à cinq heures du matin, signée du célèbre chansonnier Marc Antoine Désaugiers, un air de contredanse, le Ballet de la rosière, de Pierre Gardel – alors que Te souviens-tu (1817), du goguettier Emile Debraux, est chanté sur un timbre de Joseph Denis Doche qu’utilisa Émile Dupreux en 1870 avec Paris pour un beefsteak.
- Concert n°1 : Le salon d’Hortense à Paris
Coline Du Tilleul, mezzo – Alexis Kossenko, flûtes
Aline Zylberajch, piano carré Erard 1806 - Concert n°6 : La conspiration des chansons
Les Lunaisiens – Direction : Arnaud Marzoratti - Concert n°7 : Une soirée à Arenberg
Luca Montebugnoli et Eduardo Tobianelli, piano carré Erard 1806 et piano Rosenberger 1825
Orangerie du Château de Bois-Préau, les 17 et 20 mai 2024.