Beethoven wars : un pari gagné ou une menace fantôme ?

Après trois représentations rouennaises cet hiver, du 23 au 26 mai, La Seine Musicale proposait un spectacle musical étonnant et jouissif. Le pari était osé. Les précédentes réalisations menées par Laurence Equilbey n’avaient pas toujours convaincu, loin s’en faut. Dès la première saison de La Seine Musicale, l’Egmont beethovénien de 2017 marquait un début de projets intégrant la vidéo, tâtonnant, cherchant plus qu’une nouveauté accrocheuse : un nouveau chemin, une nouvelle forme de concert. Avec ce Beethoven wars, voici enfin un accomplissement, version « spectacle total immersif ».

Une triple inspiration préside à ce choix très ambitieux : Star wars, les mangas et l’humanisme beethovénien[1]. Disons d’emblée qu’il s’agit d’un OMNI, une sorte d’Objet Musical Non Identifié, faisant appel aux références d’un imaginaire d’aujourd’hui, avec leur codes, imprégné de space-opera, de films inter-galactiques et de figures stylisées de manga.

Les équipes dont a su s’entourer Laurence Equilbey ont su parfaitement donner corps à cette création. Le dispositif scénique impressionne, avec cet immense écran courbé sous lequel intervient un orchestre écrasé par le déferlement d’images qui inondent la salle au-delà de l’écran lui-même. Une façon actuelle de recréer l’ancien Kinopanorama des années 60, version 2.0. Si ce genre de procédé n’est pas neuf dans le monde du spectacle, il fait l’effet de laboratoire dans le monde du concert classique – qui n’a plus grand chose de « classique ».

D’autant que durant une heure, nous assistons à un film, une histoire symbolique (et simpliste ?) qui raconte l’opposition de deux clans, s’affrontant dans une guerre sans merci. Conduits par deux héros, Stephan, le bon roi, et la terrible Athena, qui n’est autre que Gisèle, l’amie d’enfance de Stephan. Un duel entre eux doit décider du vainqueur. C’est l’amour qui triomphe et la réconciliation qui s’impose. Alors les deux peuples errants dans l’univers se dirigent vers la planète bleue que Gisèle va explorer, au péril de sa vie, car l’air de la terre est désormais totalement vicié. Stephan parti à sa recherche, succombe au même mal. Mais les voici sauvés par les leurs, et dans le vaisseau spatial, à leur réveil, ils découvrent un théâtre, construit par les deux peuples réunis, symbole de la résistance à la guerre. Les images dessinées de la cheffe d’orchestre et des musiciens sont le miroir du concert et de l’idéal mis en scène.

Et Beethoven dans tout cela ? Les partitions choisies, extraites de trois musiques de scène – Le Roi Stephan, Les ruines d’Athènes et Leonore Prohaska – s’enchaînent avec fluidité et cohérence. À la rage guerrière des premiers chœurs (formidable précision d’Accentus – comme toujours) et moments instrumentaux (Insula Orchestra en grande forme) succédèrent de vrais moments poétiques, avec le temps suspendu d’un rare glass-harmonica et d’une ballade où la harpe de Virginie Tarrête accompagnait le joli timbre de la soprano Ellen Giacone.

L’interprétation est donc particulièrement bien venue – autant que l’on puisse en juger car tout est amplifié. Les sons ajoutés (multiples déflagrations évoquant les combats, jeu d’illustrations psychédéliques, etc…) venaient parasiter le pur plaisir d’une écoute beethovénienne traditionnelle. À moins qu’il ne s’agisse là de l’esprit de cette nouvelle forme de spectacle, où Ludwig van n’a plus le premier rôle mais devient partie intégrante d’une création multimédia, soutien d’un ciné-concert très particulier, où l’orchestre sonorisé procure un plaisir très particulier : l’impression d’être dans un immense auditorium où le meilleur du matériel Hi-fi vous distille les sons d’un orchestre non pas enregistré, mais bien présent sur scène, sous vos yeux. C’est tout à fait unique.

Le sous-titre de ce spectacle, Un combat pour la paix, donnait le ton, au diapason de l’engagement de Beethoven lui-même. Mais on pourrait lui en substituer un autre, celui d’un épisode connu de Star Wars, La menace fantôme. Une menace ? Ce serait celle de voir ce genre nouveau renvoyer les concerts et répertoires traditionnels au rang de vieilleries. Est-ce une proposition d’avenir pour les concerts ou une menace réelle sur la suite ?

Si le résultat est absolument bluffant, un autre problème se pose : en ces temps de vaches (très) maigres pour les ensembles, artistes et institutions du milieu des musiques « classiques », un tel spectacle stupéfie par les moyens financiers déployés pour obtenir une telle réalisation d’excellence. Le coût d’une telle opération est considérable[2]. Déployer de tels moyens, est-ce la condition nécessaire – et suffisante – pour faire venir un nouveau et jeune public à la musique « classique » ?

Si le pari de ce programme est gagné haut la main, il questionne et pointe aussi ces menaces qui, de fait, ne sont pas seulement à l’état de fantômes.

[1] Le teaser se trouve ici : https://www.youtube.com/watch?v=KQbCxDVoUeM

[2] Le programme précise : « Opération soutenue par l’État dans le cadre du dispositif « Expérience augmentée du spectacle vivant » de la filière des industries culturelles et créatives (ICC) de France 2030, opérée par la Caisse des Dépôts. »

Les artistes

Ellen Giacone, soprano
Matthieu Heim, basse
Chœur Accentus et Insula Orchestra, dir. Laurence Equilbey
Antonin Baudry, Réalisation
Arthur Qwak, Co-réalisation
Sandrine Lanno, collaboration artistique
Emilien Dessons, production artistique
Les Improductibles, Production executive
Studio 2D : Je suis bien content

Le programme

Beethoven Wars
Un combat pour la paix

Spectacle inspiré de trois musiques de scène de Ludwig van Beethoven : Le Roi Stephan (1811), Les ruines d’Athènes (1811) et Leonore Prohaska (1815).
La Seine Musicale, représentation du samedi 25 mai 2024.