Après une vingtaine d’années d’absence (la dernière production remonte à 2005), l’avant-dernier opus de Janáček revient à l’opéra de Lyon dans une mise en scène signée de son directeur Richard Brunel. Une totale réussite, scénique et musicale.
La réflexion sur l’éternelle jeunesse, sur le trouble identitaire, qui peut faire penser à Pirandello ou Oscar Wilde, se double d’une réflexion méta-musicale sur la voix, sa durée et sa performance. Richard Brunel relie ainsi ces deux thèmes majeurs dans sa lecture de l’œuvre à travers un dispositif scénique qui confronte Emilia Marty et sa concurrente Krista, une admiratrice qui voudrait bien lui succéder. On comprend mieux ainsi l’omniprésence des pianos sur scène, ou les tables de maquillages. La scène est ingénieusement divisée en deux niveaux, avec décors coulissants, des meubles qui bougent, symboles d’un univers instable, et des rideaux qui permettent de créer des zones de hors-champs (comme pour le suicide de Janek), tout en respectant les changements de décor (la scène de théâtre au début du deuxième acte). Les costumes élégants début XXe de Bruno de Lavenère (qui signe également les très beaux décors) et les lumières efficaces de Laurent Castaingt contribuent à la réussite totale de la production. La direction d’acteurs, en tout point remarquable, nous donne à chaque instant d’authentiques moments de théâtre, dans un respect scrupuleux de l’œuvre.
La distribution est dominée par la Emilia Marty d’Ausrine Stundyte, moins séduisante par sa voix (les aigus sont parfois stridents) que par son exceptionnelle présence scénique, mélange d’intensité contenue et de fragilité ; face à elle, le ténor Denys Pivnitskyl agace par son émission nasale et forcée, mais campe un Albert Gregor fort crédible, passionnément épris d’Emilia au point d’être peu regardant en termes de justesse vocale, sans que cela nuise le moins du monde à la vérité théâtrale du personnage. Krista, à la fois admiratrice d’Emilia et amoureuse de Janek, est incarnée par une des solistes du Lyon Opéra Studio, Thandiswa Mpongwana, mezzo au timbre chaleureux, à l’aise dans les aigus et scéniquement séduisante. Tómas Tómasson offre sa voix de baryton solide et impérial au personnage de Jaroslav Prus. Quant à Maître Kolenatý, la voix assez proche de Károly Szemerédy se distingue de celle de Prus par une émission claire et rugueuse, conforme au personnage accroché au réel et incrédule qu’il incarne. Habitué aux rôles comiques, voire bouffes, le ténor Marcel Beekman est un bouleversant Hauk-Sendorf, sincèrement épris d’Emilia, et parvient magistralement à éviter les excès que lui autorisent trop facilement son impressionnant ambitus vocal. Excellent Vitek de Paul Curievici, dans un rôle protocolaire dénué de toute émotion, mais vocalement toujours très juste. Tout aussi excellents, le ténor Robert Lewis en Janek, lui aussi issu du Lyon Opéra Studio, et le baryton-basse Paolo Stupenengo, artiste du chœur (par ailleurs remarquable, à la fin de l’opéra, toujours très bien préparé par Benedict Kearns) dans le double rôle secondaire du médecin et du machiniste.
Dans la fosse, Alexander Joel rend justice à cette partition foisonnante, en alliant un respect de la matière brute, pleine d’aspérités, et les moments élégiaques, tout en installant une tension théâtrale qui tient le public constamment en haleine, sans temps mort, sans jamais prendre le dessus sur le plateau vocal, durant l’heure et demie que dure ce chef-d’œuvre singulier.
Emilia Marty : Ausrine Stundyte
Albert Gregor : Denys Pivnitskyl
Vitek : Paul Curievici
Krista : Thandiswa Mpongwana
Jaroslav Prus : Tómas Tómasson
Janek : Robert Lewis
Maître Kolenatý : Károly Szemerédy
Le Comte Hauk-Šendorf : Marcel Beekman
Le Médecin : Paolo Stupenengo
Orchestre et chœur de l’opéra de Lyon, dir. Alexander Joel
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Mise en scène : Richard Brunel
Décors et costumes : Bruno de Lavenère
Lumières : Laurent Castaingt
Dramaturgie : Catherine Ailloud-Nicolas
L’affaire Makropoulos
Opéra en trois actes de Leoš Janáček, livret du compositeur d’après la pièce homonyme de Karel Čapek, créé le 18 décembre 1926 au théâtre National de Brno.
Opéra de Lyon, représentation du mardi 18 juin 2024.