Tenore Assoluto
Entre deux représentations de La Vestale à l’opéra Bastille, le ténor star Michael Spyres a répondu présent à l’invitation d’Emiliano Gonzalez Toro et s’est produit devant le public du festival de Froville. Accompagné de l’ensemble Il Pomo d’Oro, il a repris le programme de l’album Contra-Tenor gravé en 2020 (mais commercialisé seulement depuis 2023) pour la firme Erato.
One god, one Spyres !
Le landerneau lyrique est comparable au Léviathan de la Bible : il est capable de susciter par lui-même – puis de dévorer – les générations d’artistes dont il a besoin pour se nourrir et se régénérer. Entendre en concert un chanteur capable de tenir tête au monstre et de construire une véritable carrière internationale sur le temps long est toujours une expérience d’une intensité inouïe et c’est peu dire que la présence de Michael Spyres à Froville a électrisé une partie du public, faisant de cette soirée du 25 juin une date à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du festival.
Les deux dernières décennies ont permis au ténor originaire du Missouri (États-Unis) de patiemment construire une carrière au cours de laquelle il a abordé 83 rôles dans 78 opéras différents ! Depuis ses premiers pas sur une scène européenne en Jaquino, dans Fidelio, au San Carlo de Naples, pendant la saison 2006, Michael Spyres n’est jamais là où on l’attend, ce qui ne l’empêche pas d’être toujours rigoureusement idiomatique quels que soient les choix de répertoire qu’il effectue. Quand tant d’artistes mènent une carrière linéaire et enchainent un à un les grands rôles du répertoire de ténor, lui s’est fait la spécialité de toujours surprendre et de miser sur sa vocalité caméléon pour toucher à tous les répertoires : il est à la fois un rossinien pointu engagé à Bad Wildbad comme à Pesaro, et un défenseur passionné du répertoire français, qu’il défend avec cœur depuis sa contribution à la production de La Muette de Portici, salle Favart, en 2012.
Il suffit d’ailleurs d’échanger un peu avec l’artiste après le concert, dans la douceur embaumée de chèvrefeuille de la nuit enveloppant le prieuré de Froville, pour se rendre compte que rien n’est feint chez cet artiste américain, qu’il aime charnellement la France, ses paysages et ses terroirs, qu’il en parle la langue avec gourmandise et qu’il en connait la culture mieux que bien des artistes français de souche. Quelques minutes de conversation à bâtons rompus font effectivement jaillir des envies à mille lieues des sentiers battus : Michael Spyres voudrait chanter Lohengrin et Tannhäuser en français ; l’évocation de la partition de Sigurd de Reyer allume des étincelles dans ses yeux ; il fredonne la balade de La Dame blanche quand on lui parle de Boieldieu et il conclut la conversation d’un pantagruélique « Et Vercingétorix de Canteloube ? Qui me le proposera ? »
La standing ovation que le public de Froville lui a réservée ce soir est la juste récompense de cette sincérité juvénile que Michael Spyres met dans tout ce qu’il entreprend et les festivaliers lorrains n’étaient pas loin de l’acclamer à l’instar du public londonien du Théâtre de la noblesse qui consacra la supériorité du castrat Carlo Broschi sur Gaetano Caffarelli en hurlant, un soir de 1735 : « One god, one Farinelli ! »
C’est l’homme à la pomme, oh ciel !
Dans la passionnante discographie que Michael Spyres construit patiemment depuis quelques années, l’album Contra-Tenor enregistré avec Il Pomo d’Oro et Francesco Corti tient une place à part puisqu’il constitue un témoignage inédit sur la place originale et grandissante que prend la voix de ténor dans le répertoire belcantiste du settecento. Alors que la scène lyrique est alors dominée par un petit nombre de castrats adulés comme des stars internationales, la vocalité de ténor s’affirme progressivement dans les œuvres des compositeurs tant italiens que français et voit l’émergence d’une génération d’interprètes comme Angelo Amorevoli (le créateur de Siroe de Hasse), Balino ou Pierre de Jélyotte (le créateur de Platée de Rameau) dans le sillage desquels Michael Spyres entend mettre ses pas. Grâce soit donc rendue à Emiliano Gonzalez Toro d’avoir invité toute l’équipe de ce disque pour en faire partager les joyaux au public de Froville.
Le concert commence par une aria di furore extraite du Tamerlano de Haendel qui donne le ton de la soirée : assis d’une fesse au clavecin, Francesco Corti dirige les musiciens de l’ensemble Pomo d’Oro avec l’énergie et le groove d’un Zébulon incapable de tenir en place. Le Maestro impose des tempi incandescents, Ludovico Minasi et Ismael Campanero font swinguer leurs instruments et les rudoient à coups d’archet rageurs, mais c’est surtout Michael Spyres qui éblouit d’emblée par l’assurance de sa projection et la ductilité inouïe de son timbre chatoyant.
La suite du programme, composée crescendo, ne fait ensuite qu’étoffer le portait de cet artiste impossible à catégoriser et aussi époustouflant qu’un boxeur poids mouche qui chercherait à ravir son titre à un champion poids lourd.
Dans « Dread the fruits » extrait de Theodora (absent de l’album Contra-Tenor), Michael Spyres parait éprouver une véritable jubilation à chanter Haendel dans sa langue natale et démontre une capacité inouïe à vocaliser avec nuance en anglais tandis que dans « Re de’ parti », tiré de Artabano de Vivaldi et composé pour un registre de ténor plus grave, il fait preuve de la même déconcertante facilité et déroule une ligne de chant interminable qui atteste d’une solide maitrise du souffle.
D’un minutage plus conséquent, « Vil trofeo d’un’ alma imbelle » est une aria du Vénitien Baldassare Galuppi au tempo plus alangui et à l’hédonisme vocal plus intériorisé. Le ténor états-unien s’y révèle un Alexandre le Grand infatué de ses victoires et capable de pianissimi éthérés.
La seconde partie du concert commence par une aria ramiste extraite de Naïs, « Cessez de ravager la terre », qui dévoile une autre facette du talent de Michael Spyres capable d’alléger la voix, voire de la détimbrer, pour faire honneur à la grande tradition du chant dramatique français inventé par Lully et porté à sa perfection par Rameau. L’autorité malicieuse de ses imprécations « Si, si, si, si » laisse par ailleurs entrevoir quelle rouée Platée il pourrait être au Palais Garnier dans l’hypothèse d’une énième reprise de la mise en scène de Laurent Pelly.
Le programme se conclut sur un ensemble de trois arie di tempesta dont le texte brode sur le thème de la mer déchainée, des vagues frémissantes et du vent tempétueux. Aussi à l’aise chez Porpora, Sarro et Hasse, Michael Spyres y exprime une connaissance pointue du chant baroque, de ses codes et de la technique diabolique qui consiste à orner la reprise du da capo de la manière la plus virtuose possible. « Solcar pensa un mar sicuro », au tempo chaloupé comme une barcasse secouée dans la tempête, s’achève ainsi sur un aigu claironnant mais c’est l’aria de Mazzoni « Tu m’involasti un regno » qui fait office de bouquet final à grand renfort de sauts d’octaves et de recours à la voix de fausset qui terminent de gagner à l’artiste l’admiration inconditionnelle du public.
Épuisant pour le chanteur, le programme est ponctué de trois pièces instrumentales qui permettent de placer aussi dans la lumière le talent des musiciens composant Il Pomo d’Oro. Le concerto RV 156 de Vivaldi est surtout l’occasion d’observer la manière dont Francesco Corti dirige son ensemble de tout le corps, incapable de rester assis plus de quelques secondes sur le tabouret du clavecin. La fièvre du troisième mouvement allegro contraste par ailleurs avec l’impavidité du théorbiste dont une corde avait cassé au début de la pièce. Mais c’est surtout dans le Concerto grosso de Sammartini que la virtuosité de Pomo d’Oro – et notamment celle de ses violons – trouve le mieux à s’exprimer : qu’il s’agisse de l’Andante, très méditatif, ou de l’Allegro final, délicatement espiègle, ce jeune ensemble y démontre une familiarité avec le répertoire italien du XVIIIème siècle et s’affirme comme une des meilleures formations baroqueuses du moment.
Au terme du concert, il ne faut pas davantage qu’un petit lapsus de Michael Spyres pour terminer de lui gagner l’affection définitive du public lorsqu’il déclare son bonheur d’avoir pu chanter dans un lieu aussi inspirant que « la cathédrale de Froville » (sic). Habité par le chant d’un des meilleurs ténors de la scène lyrique internationale, force est de reconnaître que le modeste prieuré de Froville avait objectivement, le temps d’un concert, la dimension d’une véritable cathédrale.
Ténor : Michael Spyres
Il Pomo d’Oro
Clavecin et direction : Francesco Corti
Violons : Zefira Valova, Lucia Giraudo
Alto : Giulio d’Alessio
Violoncelle : Ludovico Minasi
Contrebasse : Ismael Campanero
Théorbe : Miguel Rincon
Georg Friedrich Haendel (1685-1759)
« Empio, per farti Guerra », Tamerlano, HWV18
« Dread the Fruits of Christian Folly », Theodora, HWV68
Antonio Vivaldi (1678-1741)
« Cada pur sul capo audace« , Artabano Re de’ Parti
Concerto en sol mineur RV, 156 – I. Allegro, II. Adagio, III. Allegro
Baldassare Galuppi (1706-1785)
« Vil trofeo d’un alma imbelle », Alessandro nell’ Indie
Concerto a 4 No.3 en ré majeur – I. Maestoso, II. Allegro, III.Andantino
Gaetano Latilla (1711-1788)
« Se il mio paterno amore », Siroe Re di Persia
Entracte
Jean-Philippe Rameau (1683-1764)
« Cessez de ravager la terre », Naïs
Nicola Porpora (1686-1768)
« Nocchier, che mai non vide l’orror della tempesta », Germanico in Germania
Domenico Sarro (1679-1744)
« Fra l’ombre un lampo solo », Achille in Sciro
Giovanni Battista Sammartini (1700-1775)
Concerto Grosso en la majeur, Op. 2, N.1 – I. Spiritoso, II. Allegro assai, III. Andante, IV. Allegro
Johan Adolf Hasse (1699-1783)
« Solcar pensa un mar sicuro », Arminio
Antonio Maria Mazzoni (1717-1785)
« Tu m’involasti un regno », Antigono
Bis
Christoph Willibald Gluck (1714-1787)
« J’ai perdu mon Eurydice », Orphée et Eurydice
Froville, église Notre-Dame, concert du mardi 25 juin 2024.