Les festivals de l’été –
La rondine, œuvre la plus raffinée de Puccini, fait son nid à Gattières !

C’est le grand chef d’orchestre Victor de Sabata qui, enthousiaste, considérait La rondine, œuvre qui vient se nicher entre La fanciulla del West (La Fille du Far-West) et Il tabarro (La Houppelande), comme « la partition la plus élégante et la plus raffinée de Giacomo Puccini ». Dans une production intelligente et efficace transposant l’action dans le milieu des débuts du cinéma, fort bien dirigée par la cheffe italienne Alice Meregaglia, la déjà très talentueuse Chiara Polese fait en Magda, l’héroïne de l’ouvrage, une prise de rôle remarquable pour ses débuts scéniques en France.

Une production qui situe l’action en plein essor du cinématographe et favorise le jeu des illusions/désillusions au centre de la partition de Puccini

Perché et dominant la magnifique vallée du Var, le village de Gattières (Alpes-Maritimes) est, chaque été depuis trente-cinq ans, sous les feux de la rampe ! S’y déroule, en effet, un véritable festival consacré essentiellement à l’art lyrique qui, sous la houlette de l’association Opus Opéra composée entièrement de bénévoles, a pour originalité de mettre en place, pendant plusieurs semaines, un atelier lyrique composé de jeunes chanteurs déjà confirmés sur les scènes d’opéra mais ayant à cœur d’interpréter de grands rôles du répertoire, et de présenter, à l’issue, un évènement lyrique au cœur du village auquel participe également la population.

Retrouvant l’esprit d’origine de cette manifestation si originale dans la galaxie des festivals d’été, la nouvelle équipe arrivée aux commandes en 2024, sous la houlette de la fort dynamique Stéphanie Courmes, permet donc d’entendre toute une pléiade de jeunes artistes internationaux (l’un des deux ténors est d’origine chilienne, l’autre est français, les soprani sont, cette année, italienne, française, espagnole, anglaise) qui, centenaire de la mort du plus célèbre enfant de Lucques oblige, présentent du 31 juillet au 4 août La rondine.

Gageure que celle-ci car l’ouvrage n’est pas des plus représentés, surtout de ce côté-ci des Alpes, et entre peut-être au plus près de la nature véritable de son célèbre compositeur : celle d’un homme désenchanté au regard acéré et sans illusion sur le monde de son temps mais également au regard blasé et amer sur lui-même.

Ecrivons-le d’emblée : le pari est largement relevé et, au-delà de nos espérances, nous avons sans nul doute assisté à l’une des soirées les plus excitantes de cet été musical, probablement supérieure aux représentations des «valeurs sûres » pucciniennes à l’affiche de la plupart des grandes manifestations festivalières de 2024 !

L’idée de la metteuse en scène franco-autrichienne Yohanna Fuchs de situer la trame non plus dans le monde frelaté des cocottes et autres grisettes du Second Empire – ce qui, de toutes les manières, est de moins en moins le cas dans toutes les productions de La rondine auxquelles il nous a été donné d’assister depuis l’incontournable mise en scène du regretté Nicolas Joël, à Toulouse, en 2005 – mais dans celui des débuts du cinéma, est loin d’être saugrenue. En effet, non seulement Puccini était, comme on le sait, un « moderne » fin-de-siècle, dans ses passions pour les nouveaux moyens de locomotion (voiture, avion…) mais il fut approché par l’industrie naissante du cinéma, refusant – au moment où la partition de La rondine est déjà sur le métier – un contrat d’un million pour écrire la musique d’un film au prétexte qu’il composait pour de véritables artistes et non pour des ombres[1] ! Il est cependant probable que, malgré ce sentiment d’attirance/répulsion, le septième art naissant aurait bien fini par rencontrer la dynamique puccinienne qui, comme on le sait, vise systématiquement à l’urgence dramatique et à la capture, de la façon la plus réaliste possible, d’instants de vérité scénique.

Dès l’introduction musicale, nous nous retrouvons donc au milieu d’une scène de tournage où Magda, délicieusement habillée en jeune ingénue de la Belle Epoque, chapeau fleuri sur la tête – on pense un instant à la Gigi de Colette – mignarde à sa fenêtre, au bas de laquelle son amoureux l’admire. Tout naturellement, c’est dans le premier acte que la « conversation en musique », qui sert de cadre au compositeur, permet à la metteuse en scène de développer au mieux son intention : en effet, vues à travers le prisme de la caméra – souvent d’ailleurs portée par la maquilleuse de la troupe, à l’occasion caméraman de ces petites scènes de vie – les apparences sont encore plus trompeuses et permettent de mettre en évidence les ambiguïtés de tout ce petit monde. Pas étonnant donc que Prunier, déjà poète et « gloire de la nation » pour salons mondains dans le livret, ait ici des ambitions d’auteur de scénario à la mode – il ne se déplace jamais sans son petit carnet ! – ni que Rambaldo, protecteur de Magda plus proche de Geronte dans Manon Lescaut que du ridicule Alcindoro dans La Bohème, soit présenté sous les traits d’un producteur peu scrupuleux, tirant froidement les ficelles du pouvoir que lui confère l’argent qu’il est le seul, parmi ces acteurs et actrices s’essayant au cinéma, à posséder. Alors que l’action avance vers son dénouement sur fond de Riviera française et que la poursuite de la caméra accompagne le dernier envol de cette rondine/hirondelle, il émane de ce spectacle un entêtant parfum de nostalgie et de tristesse : on est alors, pour notre plus grand bonheur, à mi-chemin de l’ambiance littéraire d’une nouvelle d’Edith Wharton et de F.S. Fitzgerald… .

Saluons, en outre, dans un projet reposant essentiellement sur la conjonction d’un ensemble de volontés individuelles mises en commun, la beauté simple, élégante et totalement adaptée des costumes dont certains ont été loués à l’Opéra de Nice (les lumières sont également coordonnées par Barbero), collaborateur artistique de tout premier plan dans cette entreprise, et d’autres (les robes de soirée) sont personnels aux artistes. C’est également le cas des éléments du décor qui viennent évidemment s’inscrire dans le cadre apaisant de la place Grimaldi du village, environnement naturel de tous les spectacles montés à Gattières.

Alice Meregaglia : Une authentique maestra  pour l’orchestre, le chœur et les solistes

Considérée par certains biographes de Puccini faisant autorité comme « une parenthèse qu’on peut aisément négliger[2] », la partition de La rondine a pourtant, dès sa création monégasque sous la baguette de Gino Marinuzzi – l’un des meilleurs maestri de son époque – attiré certains des chefs les plus incontournables du dernier et du présent siècle, parmi lesquels on doit nécessairement citer Gianandrea Gavazzeni, Marco Armiliato et, tout récemment, Riccardo Chailly. Comme c’était le cas pour la totalité de ces chefs, pour bien diriger La rondine, il faut en tomber amoureux : à coup sûr, c’est ce qui semble être arrivé à la cheffe italienne Alice Meregaglia, tant sa battue à la précision parfaite ne néglige jamais l’indispensable fluidité sonore – la partition est truffée de rythmes de danses du moment : valse lente, fox-trot, one step – ni l’émouvante délicatesse des mélodies. Attentive à la diction et à l’art de la projection chez chacun des membres de la compagnie, y compris des quinze choristes de l’Opéra de Nice, – on l’observe souvent prononcer le texte en même temps que les chanteurs ! -, Alice Meregaglia dirige une version réduite de l’ouvrage, prévue pour quatorze musiciens, qui, en privilégiant cordes et bois, donne une irrésistible couleur chambriste à une partition qui joue beaucoup sur la variété des jeux et des équilibres instrumentaux. Donnant ici à la harpe le soin de remplacer le piano dans l’introduction du « bel sogno di Doretta », c’est également au hautbois, et non au cor anglais, qu’est confiée l’une des célèbres phrases de la Salomé de Richard Strauss que Puccini place, en forme de clin d’œil, lors de la réception chez Magda. L’ensemble est des plus convaincants, même si à l’acte II, dans la brasserie chez Bullier, et même encore lors du pathétique duo final, la présence de quelques cuivres supplémentaires aurait été souhaitable… . Avec le choix de cette battue ne cherchant jamais à faire de l’effet mais privilégiant avant tout l’écoute mutuelle et l’homogénéité des diverses familles d’instruments, les organisateurs d’Opus Opera ont mis dans le mille ! Sans nul doute, une maestra dont on reparlera souvent et dont on se réjouit d’apprendre qu’elle sera nommée, à la rentrée 2025, cheffe du chœur de l’Opéra de Hambourg!

Une distribution ayant superbement saisi la nature véritable de l’ouvrage

C’est en partie également à cette directrice d’orchestre que l’on doit d’avoir favorisé une prosodie parfaite sur le plateau, permettant à cette « comédie lyrique » – telle que mentionnée en haut de la partition – de se développer pleinement. Pour réussir La rondine, il faut en effet une équipe de chanteurs qui ne peuvent pas ne pas être comédiens et ce n’est pas la moindre des réussites que d’avoir réuni à Gattières ce type de distribution !

Dans les rôles multiples qu’il endosse (Périchaud/Gobin/Crébillon/Rabonnier/Un majordome), le baryton niçois Pascal Terrien, familier des grands rôles de l’opérette classique mais aussi du répertoire de la musique sacrée, fait montre d’un bel engagement scénique tout comme la pléiade des trois amies de Magda qui deviennent, au deuxième acte, trois jeunes grisettes. Dans ces divers rôles de composition où il est indispensable aux interprètes de faire preuve d’acuité psychologique dans la caractérisation, on salue sans réserve les belles personnalités scéniques et vocales de Rachel Duckett (Yvette/ Georgette), Cécile Lo Bianco (Bianca/ Gabrielle/La voix du fond de scène) et Noelia Ibáñez (Suzy/ Lolette). Si l’on connaissait déjà Cécile Lo Bianco pour l’avoir, en particulier, appréciée dans la voix du ciel de Don Carlo à Marseille, on est frappé ici par la qualité du legato dans les poétiques phrases qui lui sont confiées à la fin du deuxième acte. Découverte en revanche, pour ce qui nous concerne, que celle des voix de Rachel Duckett et de Noelia Ibáñez, déjà familières de l’Opéra de Nice : la première, avec un timbre naturel de soprano colorature laisse entendre ici des aigus à la belle projection ; la deuxième, à la personnalité scénique remarquable, dispose des couleurs moirées d’une authentique mezzo dont on perçoit pour l’avenir le répertoire à naître : sans nul doute une artiste à suivre.

On a grand plaisir à réentendre sur scène la basse française Louis Morvan dont la scène d’affrontement dans Attila, à Marseille, où il incarnait le Pape Léon face à Ildebrando d’Arcangelo est resté gravée dans notre souvenir ! En Rambaldo, on retrouve donc ce volume vocal impressionnant qui force le respect et qui, chez ce jeune artiste, laisse pressentir le meilleur.

Avec le couple Lisette/ Prunier confié par Puccini à une voix de soprano devant disposer d’un aigu facile (sans être pour autant celui d’une divette…) et à un ténor correspondant à la noble appellation de « demi-caractère », on atteint l’excellence tant le choix d’Emy Gazeilles et de Valentin Thill dans ces deux rôles s’avère naturel. La première aborde son rôle avec la maîtrise parfaite d’une couleur de soprano leggero, égale dans tous les registres et à l’aigu facile. L’intelligence scénique et le style toujours juste dans ce très joli rôle achèvent de convaincre des qualités évidentes de cette belle interprète. Le second compte, on le sait, parmi les ténors à suivre dans un répertoire où ils ne sont pas légion (celui du Nadir des Pêcheurs de perles en particulier !). En Prunier, l’un des personnages les plus fascinants de l’ouvrage par le regard blasé qui est le sien sur le monde qui l’entoure, Valentin Thill donne à entendre une voix à la prononciation qui est un régal pour l’auditeur et dont la projection fait merveille. L’aigu est brillant (en particulier dans ses phrases de l’acte I sur la réputation chimérique de Paris) et le grave, qui a encore davantage pris de l’ampleur, nous a véritablement enthousiasmé, révélant sans doute, après ses incarnations du jeune marin et du berger dans Tristan à Toulouse, un wagnérien en puissance…

Le rôle de Ruggero Lastouc fait partie de ces emplois où, dès leur entrée en scène, les ténors doivent capter l’auditoire par une couleur vocale insolente car solaire ! On est, dans ce cadre, totalement séduit par le timbre du jeune ténor chilien Diego Godoy, voix vaillante dotée d’une belle palette de couleurs qui font merveille dès « Parigi è la città dei desideri », air dans lequel l’interprète doit également faire preuve de cette touche de mélancolie dans la voix et qui est bien présente ici. Passant sans encombre au-dessus du chœur lors du Concertato du deuxième acte, Diego Godoy nous délivre un bouleversant duo final où les talents d’acteur de ce touchant interprète achèvent d’emporter l’adhésion.

On avait découvert, en 2023, au teatro San Carlo de Naples, en Agnese du Maine face à l’époustouflante Beatrice di Tenda de Jessica Pratt, la voix de soprano lyrique de Chiara Polese dans une incarnation stupéfiante de bel cantisme maîtrisé, chroniquée pour les colonnes de Première Loge. C’est donc avec un immense plaisir que l’on réentend, un an après, la voix si attractive de cette artiste issue de l’Académie de Chant Lyrique du San Carlo dirigée par la grande Mariella Devia. Indéniablement, la voix a pris, depuis lors, une ampleur évidente dans le grave et le bas médium, ce qui, dans Puccini, permet à la chanteuse de construire un personnage de la plus belle facture. Emouvante dès son entrée en scène dans un « Chi il bel sogno di Doretta » de grande école, la voix de Chiara Polese coche toutes les cases dans cette prise de rôle pour ses débuts scéniques en France : qualité de la projection et du souffle, intelligence du texte parfaitement ciselé, soyeux (morbidezza) du médium, technique au cordeau dans les notes de passage, impression d’aisance dans les moments les plus périlleux (le contre-ut du Concertato au II !). Formons des vœux sincères pour qu’une chanteuse de ce calibre puisse retenir au plus vite l’attention des directeurs de nos belles maisons d’Opéra !

C’est évidemment grâce au couple vocal particulièrement assorti que Chiara Polese forme avec Diego Godoy, en particulier au dernier acte, que la soirée monte de plusieurs crans en émotion vraie, rendant magnifiquement justice à une œuvre que, décidément, on ne peut se résoudre à réduire à une parenthèse enchantée mais bien à un opéra des renoncements, ce qui est finalement tout Puccini.

Grâce soit rendue au festival de Gattières de l’avoir si bien montré.

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[1] Il est d’ailleurs intéressant de remarquer qu’en 1912, Pietro Mascagni, ami et souvent rival du cher Giacomo, compose, lui, toute une partition symphonique pour le film Rapsodia satanica.

[2] André Gauthier, Puccini, Éditions du Seuil, Paris, 1961, p. 151.

Les artistes

Magda de Civry : Chiara Polese
Lisette : Emy Gazeilles
Ruggero Lastouc :  Diego Godoy
Prunier : Valentin Thill
Rambaldo : Louis Morvan                                    
Yvette/ Georgette : Rachel Duckett
Bianca/ Gabrielle/La voix du fond de scène : Cécile Lo Bianco
Suzy/ Lolette : Noelia Ibáñez                                   
Périchaud/Gobin/Crébillon/Rabonnier/Un majordome : Pascal Terrien

Orchestre philharmonique de Nice, direction : Alice Meregaglia
Chœur de l’Opéra de Nice Côte d’Azur, direction : Giulio Magnanini

Mise en scène : Yohanna Fuchs

Le programme

La rondine

Comédie lyrique en trois actes  Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Giuseppe Adami d’après un livret allemand d’Alfred Maria Willner et Heinz Reichert, créée à l’Opéra de Monte-Carlo, le 27 mars 1917

Festival de Gattières, représentation du 2 août 2024