Offenbach, Les Brigands, Palais Garnier, 21 septembre 2023
Entre excitation et appréhension : Barrie Kosky saura-t-il jusqu’où il peut aller trop loin ?...
C’est avec un mélange d’excitation et d’appréhension que nous nous sommes rendus à la première de la nouvelle production des Brigands proposée par Barrie Kosky au Palais Garnier. Excitation d’un côté, parce que Les Brigands sont un Offenbach grand cru, trop peu souvent représenté (même si l’on peut être surpris que l’Opéra de Paris en soit à sa deuxième production de cette œuvre rare, alors que tant d’opus offenbachiens attendent toujours d’être tirés de leur sommeil…) ; parce que Barrie Kosky, certes parfois inégal (qui ne l’est pas ?), a proposé ces dernières années plusieurs spectacles mémorables ; parce que, sur le papier, la distribution réunie est on ne peut plus séduisante. Appréhension d’autre part, parce qu’Offenbach fait partie de ces musiciens avec lesquels on se permet tout et n’importe quoi, ses partitions étant parfois défigurées par des coupures, des modifications, des adaptations avalisées par certains chefs peu scrupuleux. Mais aussi parce que Barrie Kosky, dans le genre comique, donne parfois dans le too much : saurait-il cette fois-ci rendre compte de la folie offenbachienne tout en sachant jusqu’où il peut aller trop loin ?
Au lever du rideau, nos appréhensions ne se lèvent pas tout de suite : la bande de Falsacappa, ce serait donc cette troupe de go-go dancers en tenues (très) légères se déhanchant en maniant leurs revolvers de façon suggestive ? Falsacappa serait donc cette drag queen à l’improbable perruque et aux formes imposantes moulées dans une robe rouge fluo ? Et finalement… pourquoi pas ? Loin d’être un procédé « tendance » plaqué de façon mécanique sur le livret, cette lecture se révèle plausible : les brigands d’Offenbach ne sont-ils pas des parias ? Ne vivent-ils pas en marge de la société, ne sont-ils pas effrayants, révoltants, dégoûtants pour tant de « braves gens qui n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » ? Cette lecture permet même quelques répliques et situations très drôles, comme lorsque Falsacappa s’inquiète de voir sa fille souhaiter devenir « honnête », c’est-à-dire non seulement arrêter le brigandage mais aussi embrasser la « vie si ennuyeuse des hétérosexuels », condamnés à se marier puis à prendre des amants ! (Signalons à ce propos que l’adaptation des dialogues par Antonio Cuenca Ruiz nous a semblé bien plus discrète, bien plus pertinente, bien plus drôle qu’en d’autres circonstances…).
Passé le premier acte, on s’interroge : Barrie Kosky se contentera-t-il, trois actes durant, de nous servir ce spectacle certes amusant mais un peu répétitif de go-go dancers et autres drag queens déjantés ? Heureusement non, et les deux actes suivants se révéleront fort différents, et réserveront quelques belles surprises (l’arrivée des Espagnols est un moment absolument magistral, suscitant l’hilarité et les applaudissements du public !). D’où vient, alors, notre impression légèrement réservée à la fin du spectacle ? D’où vient que nous n’ayons pas ri autant que nous l’aurions souhaité ? C’est peut-être une question de rythme, le spectacle nous ayant semblé comporter quelques baisses de régimes ici ou là ; mais cela vient aussi peut-être du caractère un peu répétitif de certains gags… Attendons que la mise en scène soit mieux rodée : peut-être ces défauts disparaîtront-ils, et le spectacle trouvera-t-il alors son rythme de croisière. Et n’oublions pas d’associer, au nom de Barrie Kosky, ceux de Rufus Didwiszus (décors) et de Victoria Behr (costumes) qui ont aussi leur part dans cette réussite d’ensemble ; et surtout ceux d’Otto Pichler (chorégraphe) et de ses danseurs pour leurs interventions irrésistibles d’humour et de bonne humeur !
Une distribution aux petits oignons
Musicalement, la réussite est avant tout celle du chef Stefano Montanari, nerveuse, précise, prenant efficacement en compte les différentes facettes de cette musique protéiforme, tantôt délibérément bouffe, tantôt plus grave – ne serait-ce qu’au second degré -, comme dans le canon des mendiants, magistralement rendu. Les clins d’œil au grand opéra sont judicieusement respectés, et les pages plus frivoles (la profession de foi des brigands, le duo des notaires) d’une légèreté irrésistible. Seule petite ombre au tableau : plusieurs décalages (vite rattrapés), dans le finale du I (« Flamme claire ! »), l’entrée des marmitons au II, les chœurs du finale du III. Là encore, laissons le temps faire son œuvre et tout rentrera probablement dans l’ordre lors des prochaines représentations. Remarquons enfin, une fois n’est pas coutume, qu’on n’a pas opéré de coupes claires dans la partition (les reprises sont toutes maintenues, et le « Jure d’avoir du courage » du premier acte, par exemple, comporte bien ses trois couplets). Et regrettons simplement que le programme de salle ne précise pas quels choix musicologiques ont été faits : le néophyte croira ainsi que l’œuvre a été créée de façon posthume (la distribution donnée aux spectateurs porte la date de 1893, alors que Les Brigands ont été créés en 1869, puis repris dans une version « féerie » en 1878) ; il sera surpris d’entendre une version « longue » du trio des marmitons, ou de voir le délicieux « Sait-on jamais pourquoi l’on aime ? » de Fiorella remplacé par un air hispanisant plus enjoué… la mélodie étant empruntée à La Malagueña de Maître Péronilla (il s’agit de l’air composé pour la reprise de 1878).
Vocalement, la moisson est globalement satisfaisante. Soulignons avant tout le luxe incroyable de la distribution, qui aligne des noms d’offenbachiens émérites dans des rôles secondaires, dont certains sont à la limite de la simple figuration : Laurent Naouri, irrésistible en capitaine des carabiniers, Yann Beuron qui, en Campotasso, éveille le souvenir de tant de belles incarnations offenbachiennes ; mais aussi Franck Leguérinel, Eric Huchet, Rodolphe Briand ou encore Doris Lamprecht, simple marquise ce soir, mais Fragoletto dans la production de Jérôme Deschamps à Bastille en 1993. On relève aussi les noms de plusieurs artistes fort talentueux de la jeune génération : Philippe Talbot (à qui échoient les exigeants couplets espagnols de Gloria-Cassis), Héloïse Poulet, Adriana Bignagni Lesca, Ilanah Lobel-Torres, Marine Chagnon,… Un mot sur le « caissier » (en l’occurrence « la caissière ») de Sandrine Sarroche, promue ministre des finances : une ministre très grande bourgeoise, qui délivre un monologue truffé d’allusions à l’actualité, propre à déclencher les rires du public (mais aussi l’ire de quelques spectateurs). L’humoriste se lance courageusement dans le chant en interprétant elle-même les couplets « Ô mes amours, ô mes maîtresses », même si elle y brille moins que dans le one-woman show !
Parmi les rôles plus importants, nous avons particulièrement apprécié le Fragoletto d’Antoinette Dennefeld, qui confirme s’il en était besoins les grandes affinités de la mezzo avec ce répertoire dont elle possède le style, l’élégance, l’humour, mais aussi Mathias Vidal dans le rôle du prince de Mantoue mignon mais bêbête. Il chante peu mais le fait très bien, en particulier dans son air du III qu’il accompagne d’un numéro dansé digne d’un Fred Astaire des grands jours ! Et, italianité oblige, il agrémente son entrée en scène d’une « Furtiva lagrima » (souvenir de son récent Nemorino à Rennes !), et de bribes de la Danza ou de Rigoletto (le « Addio ! Addio, speranza ed anima » du duo avec Gilda) : après tout, n’est-il pas originaire de la même ville que son confrère le duc verdien ? Marie Perbost, qui fait ici ses débuts à l’Opéra – et dont on connaît le potentiel comique –, délivre toute l’espièglerie de Fiorella, mais surtout à partir du second acte, la chanteuse ayant besoin d’un peu de temps pour se chauffer. Reste le cas de Marcel Beekman. Sa conception scénique d’une drag queen à la fois déjantée et harcelée par sa troupe de brigands en quête d’un bon coup à faire est hilarante, au point qu’on imagine mal un autre interprète incarnant Falsacappa dans cette même production. Vocalement en revanche, le compte n’y est pas vraiment : le rôle, dans le clin d’œil qu’il fait au Fra Diavolo d’Auber, appelle selon nous un autre format vocal, plus dense, et une ligne de chant plus stable. Une performance qu’on appréciera beaucoup… ou moins, en fonction de la priorité qu’on donnera au chant ou à la scène.
Quoi qu’il en soit, à ces quelques réserves près, la soirée est un beau succès : le spectacle suscite les rires d’un public qui s’amuse de bon cœur et réserve aux artistes un triomphe au rideau final (n’étaient quelques huées, pour faire bonne mesure, adressées à l’équipe scénique : rien que de très normal en un soir de première…) : n’est-ce pas là l’essentiel ?
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Retrouvez sur Première Loge Opéra nos interviews de Marie Perbost et de Mathias Vidal.
Et pour vous préparer au spectacle du Palais Garnier, c’est ici !
Falsacappa : Marcel Beekman
Fiorella : Marie Perbost
Fragoletto : Antoinette Dennefeld
Le Baron de Campo-Tasso : Yann Beuron
Le Chef des carabiniers : Laurent Naouri
Le Duc de Mantoue : Mathias Vidal
Le Comte de Gloria-Cassis : Philippe Talbot
La Princesse de Grenade : Adriana Bignagni Lesca
Carmagnola : Leonardo Cortellazzi
Domino : Éric Huchet
Barbavano : Franck Leguérinel
Pietro : Rodolphe Briand
Zerlina : Ilanah Lobel-Torres
Fiametta : Clara Guillon
Bianca : Maria Warenberg
La Marquise : Doris Lamprecht
La Duchesse : Hélène Schneiderman
Le Précepteur : Luis-Felipe Sousa
Cicinella : Marine Chagnon
Adolphe de Valladolid : Seray Pinar
Antonio : Sandrine Sarroche
Chœur (cheffe de chœur Ching-Lien Wu) et orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Stefano Montanari
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Rufus Didwiszus
Costumes : Victoria Behr
Lumières : Ulrich Eh
Chorégraphie : Otto Pichler
Dramaturgie et adaptation des dialogues : Antonio Cuenca Ruiz
Monologue du caissier : Sandrine Sarroche
Les Brigands
Opéra-bouffe en trois actes de Jacques Offenbach, livret de Henri Meilhac et Ludovic Halévy, créé le 10 décembre 1869 à Paris au Théâtre des Variétés.
Paris, Palais Garnier, représentation du samedi 21 septembre 2024.