Adriana Lecouvreur, 28 et 29 septembre 2024, Teatro Real de Madrid
Dans une salle chauffée à blanc par les beautés d’une production désormais historique, de deux distributions enthousiasmantes dans chacun de ses rôles et de la poésie dramatique de la musique de Cilea, Adriana Lecouvreur ouvre en grande pompe la saison lyrique madrilène.
Une production au classicisme à double tranchant
Bien connue de la communauté des amateurs internationaux d’art lyrique, déjà applaudie ou visionnée sur les scènes du Covent Garden de Londres, du Liceu de Barcelone, de la Staatsoper de Vienne, de l’Opéra de Paris, du Met, du San Francisco Lyric Opera et de la Scala de Milan, la célébrissime production d’Adriana Lecouvreur par David Mc Vicar, gravée en DVD, connaît donc une nouvelle étape de son parcours glorieux, à Madrid désormais, et permet à quelques-uns des plus grands interprètes d’opéras en exercice de s’y sentir parfaitement à leur aise : c’est d’ailleurs sans doute à cela que l’on reconnaît une grande production !
Sous le noble regard du buste de Molière, toujours placé à l’avant-scène pendant le premier acte au foyer de la Comédie-Française, la scénographie tournante de Charles Edwards demeure aussi efficace, jouant avec brio la carte du théâtre dans le théâtre et donnant ainsi aux jeux de l’amour et du hasard, si prisés du siècle des Lumières, leur double dimension comique et tragique, particulièrement mise en évidence ici par les éclairages d’Adam Silverman. Comme nous avions déjà eu l’occasion de l’écrire en 2022 lors de sa reprise à Milan, cette production permet à l’œil de demeurer dans une sorte de régal permanent grâce à la somptuosité des costumes d’époque signés Brigitte Reiffenstuel : on est ainsi toujours autant médusé par l’apparition de la princesse de Bouillon, au deuxième acte, dans sa robe bleue nuit tout comme par le choc visuel que constitue, au troisième acte, la robe flottante saumon portée par Adriana pendant la tirade de Phèdre. Que l’on ne s’y méprenne pas pour autant ! La beauté esthétique de cette production n’est pas gratuite et souligne au contraire, avec force, les vanités et les bassesses d’un monde, celui de la société de cour, parfaitement restitué lors de la fête chez le prince de Bouillon, avec son divertissement dansé représentant le jugement de Pâris – fort bien chorégraphié par Andrew George – et sa pomme de la discorde remise à la toute fin de la scène à la princesse adultère, désormais assoiffée de vengeance. Dans un message à la fois plein d’humanité et d’amertume, jamais la mise en garde à se tenir à l’écart de cette société, formulée par Michonnet, amoureux de la muse et observateur désabusé du monde tel qu’il va, n’avait raisonné avec autant de force, preuve que ce spectacle a encore des choses à révéler au critique et à un nouveau public de tous âges, d’ailleurs bien présent dans la salle lors des deux soirées auxquelles nous avons assisté.
Un authentique orchestre de théâtre, au sens noble de la parole
Toute la partition d’Adriana Lecouvreur est, on le sait, un enivrant enchevêtrement de motifs développant un discours musical tour à tour intimiste et chambriste, mettant en valeur le violon solo, le cor anglais ou encore la clarinette et le hautbois, mais pouvant brutalement basculer dans un lyrisme fiévreux où tout l’orchestre incarne la passion voire la sauvagerie de certains personnages. Perlée de ces clairs-obscurs qui plongent l’auditeur dans une atmosphère musicale fin-de-siècle, la partition du délicat Francesco Cilea, regardant davantage vers le Naturalisme musical d’un Massenet que vers le « Vérisme » d’un Mascagni, prend soudain des couleurs crépusculaires qui, dans le prélude du dernier acte en particulier, doivent faire voyager l’auditeur du côté de chez Gustav Mahler. Si l’immense professionnalisme de Nicola Luisotti, chef principal invité du Teatro Real, permet de créer un parfait équilibre entre fosse et plateau et de ne jamais lâcher la bride à une phalange madrilène à l’homogénéité parfaite – tout comme aux interventions sporadiques du chœur de l’Opéra préparé par José Luis Baso – on aurait aimé un travail encore plus approfondi sur certains des contrastes qui donnent tout son charme impalpable à cet ouvrage unique : le bouleversant prélude du dernier acte ne donne ainsi pas suffisamment à entendre, selon nous, cette lancinante entrée dans l’agonie de l’héroïne. Il convient, par contre, de saluer sans réserve une baguette qui a le souci de ses interprètes, leur permettant, même dans les moments où le volume sonore est à son climax, de demeurer parfaitement audibles.
Deux distributions vocales à la perfection rare
Dans un ouvrage de la période musicale improprement dénommée « vériste », il est fréquent de donner aux « petits » rôles de composition une scène les mettant particulièrement en évidence : dans Adriana Lecouvreur, c’est le cas à l’acte IV, avec ce quatuor des comédiens de la Maison de Molière qui doivent camper des figures parfaitement identifiables pour le spectateur. Au sein de deux distributions à ce point soignées, on n’est guère étonné d’entendre dans ces rôles des acteurs-chanteurs aussi bien campés que la Mademoiselle Jouvenot de Sylvia Schwartz, la Dangeville de Monica Bacelli, les Quinault et Poisson de David Lagares et Vicenç Esteve.
Avec un brio que nous découvrions pour notre part, Maurizio Muraro (le prince de Bouillon) et, en alternance, Mikeldi Atxalandabaso et Josep Fadó (l’abbé de Chazeuil) sont, de même, d’authentiques personnages et imposent leurs présences scénique et vocale dès leur entrée en scène.
Découverte pour nous que celle du baryton barcelonais Manel Esteve en Michonnet : doté d’un organe aux belles couleurs, plus clair que celui de beaucoup de titulaires habituels du rôle mais se projetant magnifiquement dans le théâtre, ce chanteur devrait bientôt compter parmi les artistes importants de la péninsule ibérique. À noter que Manel Esteve fera partie de la distribution du Trittico proposé par l’Opéra de Paris en avril et mai prochains. Dans la « première » distribution, on retrouvait avec bonheur un familier du rôle (qu’il a d’ailleurs gravé en DVD) en la personne de Nicola Alaimo. Dans une forme vocale resplendissante, le baryton palermitain délivre un irrésistible « Ecco il monologo… » puis émeut son public lors d’un dernier acte d’une simple et touchante humanité, particulièrement payante à l’applaudimètre final.
Avec les deux interprètes de la princesse de Bouillon, la fièvre monte de plusieurs degrés : tout d’abord, parce qu’Elina Garança, glorieuse de santé vocale en ce soir du 29 septembre, trouve avec ce rôle l’une de ses incarnations les plus abouties. Dans ses duos et échanges avec Maurizio, au deuxième et troisième acte – le ténor Brian Jagde – comme dans ses affrontements mémorables avec Adriana – Ermonela Jaho dans le cast I – on a l’impression de voir évoluer sur scène, au hasard d’un geste de la main, d’un regard ou d’un mouvement d’éventail, la marquise de Merteuil des Liaisons dangereuses ! Dans un tout autre style, la mezzo russe Ksenia Dudnikova impressionne dès son entrée en scène avec un « Acerba voluta » hallucinant de puissance vocale. On est ici face à une voix immense, aux couleurs mordorées et aux graves abyssaux – mais jamais poitrinés ! – qui enivrent l’auditeur. Se mêlant avec bonheur aux couleurs vocales de l’Adriana de Maria Agresta et du Maurizio de Matthew Polenzani, l’interprète restitue parfaitement le côté tigresse que l’on aime à retrouver dans un emploi où plane toujours pour nous l’ombre d’une Fiorenza Cossotto…
Immense succès à l’applaudimètre également pour les deux interprètes de Maurizio : Si Brian Jagde est doté des moyens vocaux d’un authentique ténor spinto, faisant aujourd’hui de lui l’un des plus excitants interprètes de l’Alvaro de La Forza del destino, sa performance vocale dans un emploi ne réclamant pas ici cette vocalité n’en demeure pas moins époustouflante : alliant une puissance impressionnante à des tentatives réussies – dans son air« L’anima ho stanca » ou encore sur le « morta ! » final – pour chanter piano, on aurait tort de bouder son plaisir avec un chanteur de ce calibre ! Avec le Maurizio de Matthew Polenzani, on navigue sur d’autres cîmes : celles d’un interprète à l’intelligence vocale rare, qui aborde chacun de ses rôles – puisqu’il s’agissait chez cet artiste au répertoire impressionnant d’une nouvelle prise de rôle ! – avec une recherche musicale fouillée donnant l’impression au spectateur, même averti, d’entendre la partition pour la première fois ! Ainsi, dès son entrée en scène sur « La dolcissima effigie » attaquée mezza voce comme s’il s’agissait du « Rêve » de Des Grieux dans la Manon de Massenet – une filiation qui s’impose souvent lors d’une écoute attentive de la musique de Cilea ! – mais avec la puissance adéquate des résonateurs, Matthew Polenzani place son interprétation, en tous points fascinante, dans l’art des contrastes : ainsi si les diminuendi de l’air « L’anima ho stanca » (une leçon de beau chant) offrent une variété d’émission sur le souffle, l’air de bravoure « Il russo Mèncikoff » met en valeur la vaillance sans faille – jusqu’à l’aigu final – de l’un des ténors les plus attachants de la profession.
Il fallait, enfin, en Adriana deux artistes à la vocalité épousant parfaitement celle de ces Maurizio si différents : là encore nous avons été comblés au-delà de toute attente !
Chroniquée dans ces colonnes lors de sa prise de rôle scaligère, en 2022, l’Adriana de Maria Agresta est de celles qui marquent dès leur entrée en scène. C’est ainsi sans effet grandiloquent que l’extrait de la tirade de Bajazet (« Del sultano Amuratte m’arrendo all’imper… ») est récité puisque l’artiste situe délibérément le personnage comme une femme simple qui côtoie certes les Grands de ce monde mais qui demeure, comme elle le chante d’emblée, « l’humble servante du Génie créateur ». Entrant peut-être plus encore dans l’interprétation de cet air que dans notre souvenir milanais, Maria Agresta, dont le registre grave semble s’être encore développé, délivre ici toute une palette de « clairs-obscurs » dont elle a le secret et qui, dans cet ouvrage en particulier, sont indispensables si l’on veut y marquer. D’emblée, nous sommes face au portrait d’une actrice du « Français » qui saura faire sentir sa puissance vocale… en infinies retenues. C’est en particulier ce qui fera de chacun de ses duos avec le Maurizio de Matthew Polenzani des moments de très haut niveau artistique et de ses affrontements avec la Princesse de Ksenia Dudnikova des instants proprement électrisants ! Il faudrait encore de nombreuses lignes pour décrire la noblesse du port de cette artiste, en particulier lors de son entrée en scène, au deuxième acte, vêtue en écuyère et cravache en main, suivi imméditaement de cet élan de jeune femme amoureuse, si vite réfréné par la situation. Comme nous avions déjà pu l’écrire lors des représentations milanaises, mais avec un aboutissement plus important encore – Violetta semblant se mêler à Adriana – Maria Agresta délivre un dernier acte qui émeut aux larmes, non seulement par un « Poveri fiori » aux sons filés crépusculaires mais jamais outranciers, mais également par un « Ecco la luce » qui fait déjà partie du monde d’ailleurs et qui nous laisse apercevoir une artiste en pleine maturité de son incarnation. Transfigurée.
C’est la première fois que nous entendions sur scène l’Adriana d’Ermonela Jaho, l’une des interprètes actuelles défendant avec le plus de force le répertoire de la Giovane Scuola. Avec une voix à l’émission très différente de Maria Agresta et un art des sfumature[1] qui n’appartient qu’à elle, la soprano d’origine albanaise donne le plus souvent de ses héroïnes d’authentiques incarnations, jusqu’à susciter l’étrange sentiment chez le spectateur de devenir le personnage sous ses yeux ! Force est de constater que cette Adriana Lecouvreur, telle que nous l’aurons vue évoluer lors de la soirée du 29 septembre, nous met, dès les premiers gestes de l’actrice en train de répéter fébrilement son texte en coulisses, en face d’une incarnation inoubliable. Se livrant corps et âme à son public, l’Adriana d’Ermonela Jaho s’inscrit probablement davantage dans la tradition des enseignements dramatiques du phrasé d’une Magda Olivero et emporte la conviction par un réalisme scénique qui bouleverse le public, saisi d’emblée par une artiste qui ne le lâchera plus jusqu’à la fin, lui donnant à voir l’évolution – y compris physique ! – du personnage. Dans cette interprétation où l’actrice-chanteuse se consume sous nos yeux, l’affrontement face à la princesse de Bouillon constitue un moment d’anthologie. Ici, par souci de vérité dramatique, les phrases (celles du monologue de Phèdre comme le « Chiedo in bontà di ritirarmi ! » qui accompagne sa sortie au IIIe acte et, bien évidemment, le « Scostatevi profani ! Melpòmene son io ! » du finale) sont parfois lancées avec une raucité qui scotchent le spectateur sur son fauteuil ! On aurait cependant tort de limiter l’incarnation d’Ermonela Jaho à un numéro d’actrice tant la performance vocale, réelle, force également le respect : ici, le chant sur le souffle se fait tour à tour diaphane et en puissance, dans un subtil mélange d’expression mélodramatique et de vocalité débarrassée de toute déviance vériste.
Deux distributions d’aussi haute volée en deux soirées successives, c’est suffisamment rare pour être saluer sans réserve !
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[1] que l’on peut traduire à la fois par nuances mais aussi par ombres, reflets…
Découvrez sur Première Loge Opéra nos interviews d’Elina Garança et Maria Agresta.
Adriana Lecouvreur : Ermonela Jaho/ Maria Agresta
La princesse de Bouillon : Elina Garanča/ Ksenia Dudnikova
Mademoiselle Jouvenot : Sylvia Schwartz
Mademoiselle Dangeville ; Monica Bacelli
Maurizio di Sassonia : Brian Jagde/ Matthew Polenzani
Michonnet : Manel Esteve/ Nicola Alaimo
Le prince de Bouillon : Maurizio Muraro
L’abbé de Chazeuil : Josep Fadó/ Mikeldi Atxalandabaso
Quinault : David Lagares
Poisson : Vicenç Esteve
Chœur et orchestre du Teatro Real , direction : Nicola Luisotti
Mise en scène : David Mc Vicar
Décors : Charles Edwards
Costumes : Brigitte Reiffenstuel
Lumières : Adam Silverman
Chorégraphie : Andrew George
Adriana Lecouvreur
Comédie dramatique en quatre actes de Francesco Cilea (1866-1950), livret d’ Arturo Colautti d’après la pièce homonyme d’Eugène Scribe et Ernest-Wilfried Legouvé, créée au Teatro Lirico, Milan, le 6 novembre 1902
Teatro Real, Madrid, représentations des samedi 28 et dimanche 29 septembre 2024