Donnée sans coupure dans une version scénique allant à l’essentiel, l’ouvrage sans doute le moins structuré mais aux moments vocaux parmi les plus sublimes du «cygne de Busseto» peine à convaincre au Zénith de Toulon.
Une production fonctionnelle mais sans véritable direction d’acteurs
Comme le temps passe vite… ! La Forza del destino, l’un des opéras de Verdi dont le cinéma a tant utilisé certains des thèmes – en particulier Claude Berri dans Jean de Florette et Manon des Sources où le destin fatal d’une famille sous le soleil de Provence trouve son inspiration musicale dans le bouleversant motif du duel à mort entre Alvaro et Carlo – n’avait plus été donnée sur la scène toulonnaise depuis 2002, et l’auteur de ces lignes se souvient non sans émotion du triomphe remporté alors dans la salle du « Grand Théâtre » par Silvia Mosca et Lando Bartolini en Leonora et Alvaro placés sous la direction du maestro in loco d’alors, Christian Segarici !
Les travaux importants entrepris depuis la saison dernière pour permettre à cette salle magnifique de préparer son avenir n’étant pas terminés, le hors les murs poursuit donc son chemin et c’est, de fait, dans la salle du Zénith que sont données les deux représentations de cet ouvrage aux contrastes inclassables, créé d’abord au théâtre Mariinski de St Pétersbourg (1862) puis à la Scala de Milan (1869), alternant moments de tragédie sans rémission et instants d’opéra-bouffe d’un comique grinçant.
Dans un espace scénique aussi vaste et si peu adapté à l’opéra romantique, le choix de Yànnis Kókkos (dont la production a déjà été applaudie au festival Verdi de Parme en octobre 2022) va à l’essentiel pour faire apparaître ce qu’il considère, à juste titre, comme le cœur du drame : la double dimension militaire et religieuse.
Ainsi, dès le lever de rideau, une suivante muette de Leonora égrène son chapelet et semble totalement perdue dans la répétitivité de sa prière, insensible au drame qui est en train de se mettre en place. De même, à l’acte III, inspiré à Verdi et à son cher librettiste Francesco Maria Piave par des scènes de la pièce de Schiller Le camp de Wallenstein, l’économie de guerre, en parallèle aux horreurs du champ de bataille, est symbolisée par la petite lumière rouge d’un bordel de campagne où des filles de joie à l’air bien triste entrent et sortent parmi les soldats, au nombre desquels figurent Alvaro et Carlo.
Si les personnages semblent un peu perdus, au premier acte, dans la demeure des Calatrava où la scénographie se limite à quelques fauteuils cossus et à un pratiquable auquel conduisent trois marches, placé en fond de scène, c’est la projection vidéo de longs couloirs lugubres qui retient davantage l’attention, comme symbole de l’étouffement quasi-carcéral dans lequel vivent les jeunes filles nobles d’alors en âge de se marier. Aux actes suivants, les lumières de Giuseppe di Iorio et les projections de fond de scène mises en place par Sergio Metalli nimbent le plateau d’une atmosphère de ciel crépusculaire (scène de l’auberge de Hornachuelos) voire de roman gothique avec ce ciel obscur d’où se détache l’ombre du monastère de la Madone des Anges et une imposante croix penchée à l’avant-scène. C’est cependant, à l’acte III, lors de la scène du campement, que le parti pris du metteur en scène de situer l’action pendant un carnaval populaire et macabre rappelant la peinture grotesque d’un Goya ou d’un James Ensor, chorégraphié par Marta Bevilacqua et mené tambour battant par une Preziosilla survoltée, permet enfin à cette production aux costumes intemporels de Paola Mariani de gagner un certain relief si ce n’est un véritable souffle.
Conduite par Victorien Vanoosten, une distribution homogène dont la sonorisation de l’espace scénique ne permet pas totalement de juger de la prestation
On se réjouissait de pouvoir entendre le jeune et si talentueux chef Victorien Vanoosten, désormais directeur musical du vaisseau toulonnais, dans un « grand » Verdi, lui dont on connait surtout les affinités électives avec le répertoire allemand et français, tant dans le symphonique que dans le lyrique. Après une ouverture qui privilégie la solennité à l’urgence dramatique, la direction du jeune maestro prend ses marques et toute son ampleur dans les ensembles qui, heureusement, ne manquent pas dans La Forza : ainsi, c’est dans la parfaite mise en place du chœur des moines « ll santo nome » puis dans « La Vergine degli Angeli » que l’on trouve les premiers moments forts d’une soirée qui, en ce qui nous concerne, aura davantage réservé de belles surprises dans les scènes pittoresques de genre – en particulier dans le tableau du campement des soldats où le chœur de l’Opéra de Toulon préparé par Christophe Bernollin et renforcé par celui de l’Opéra national Montpellier-Occitanie dirigé par Noëlle Gény, est parfaitement en situation – que dans les airs et duos des personnages principaux. Ainsi, tout au long d’une soirée dont le titre à l’affiche était en soi la garantie d’une fête vocale, il n’aura pas été rare que nous ne succombions à l’ennui, non pas forcément par le manque d’adéquation des artistes aux calibres exigés par la partition mais sans doute davantage par la problématique posée par le son feutré mais uniforme de la salle : il nous est ainsi bien difficile de juger des qualités ou des défauts vocaux de la plupart des protagonistes de cette Forza car, la sonorisation ayant parfaitement été réalisée, nous avons souvent eu l’impression d’entendre ces voix comme si elles émanaient d’une retransmission d’un opéra filmé sur scène.
D’une distribution équilibrée jusque dans ses rôles de composition, on saluera tout d’abord les interventions remarquées du chaud mezzo de Séraphine Cotrez (Curra) et du ténor à la très bonne projection de Yoann Le Lan (Trabuco). Comme c’était déjà le cas dans le rôle du moine de Don Carlo à Marseille, en 2022, Jacques-Greg Belobo est un marquis de Calatrava au grave sonore ce qui, dans la salle du Zénith, n’apparaît qu’avec plus d’évidence ! Si le Fra Melitone de Leon Kim, au-delà d’une voix de baryton placée assez haute dans l’émission, ne nous a pas donné à entendre une véritable incarnation de ce personnage haut en couleur, qui rappelle les barytons bouffe rossiniens et annonce Falstaff, le Padre Guardiano de Vazgen Gazaryan impressionne par son volume sonore mais est relativement avare de couleurs, du moins pour ce que nous avons pu en juger…
Relevant le défi d’un rôle encore à ce jour éloigné de la couleur naturelle de sa voix, Eléonore Pancrazi remporte la mise en Preziosilla par l’intelligence de l’instrument et un abattage scénique absolument bluffant.
Constituant l’un des attelages « ténor/baryton/soprano » les plus excitants de la production verdienne, les trois principaux protagonistes de La Forza del destino doivent rivaliser de fièvre et de passion vocale. Si Stefano Meo (Carlo) dispose d’une grosse voix, elle nous a semblé bien monocorde et pauvre en nuances comme en art du legato – surtout pour Verdi ! – là où celle de son ennemi juré, l’Alvaro du ténor Samuele Simoncini[1], d’émission haut perchée pour ne pas écrire nasale, a le mérite de prendre tous les risques en variant les couleurs dans un rôle éprouvant sur son étendue – surtout à l’heure actuelle où il est désormais donné sans coupure ! – quitte à être quelque peu fâché avec la mesure au début de son dernier acte. Reste la Leonora de Yunuet Laguna, que Première Loge avait découverte à Montpellier en octobre 2023 : dotée des moyens d’un authentique soprano lirico, la chanteuse mexicaine fait belle impression dans le spinto ici nécessaire – effet de la sonorisation ? – en particulier dans ses airs « La Vergine degli Angeli » et « Pace, pace » où sa maîtrise du legato verdien, son ambitus vocal homogène et l’utilisation adéquate d’une palette de couleurs variées emportent l’adhésion.
Pour elle, comme pour les autres artistes de ce plateau ayant eu le mérite de chanter leur rôle dans un contexte économique où le montage de véritables productions scéniques – et non de mises en espace déguisées ! – relève souvent de l’exploit, on était heureux de retrouver à Toulon La Forza del destino !
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[1] Samuele Simoncini, qui venait de chanter quelques jours auparavant ll Piccolo Marat à Nantes puis Angers, remplaçait Konstantine Kipiani annoncé souffrant.
Leonora di Vargas : Yunuet Laguna
Don Alvaro : Samuele Simoncini
Don Carlo di Vargas : Stefano Meo
Padre Guardiano : Vazgen Gazaryan
Fra Melitone : Leon Kim
Preziosilla : Eléonore Pancrazi
Marquis de Calatrava : Jacques-Greg Belobo
Trabuco : Yoann Le Lan
Curra : Séraphine Cotrez
Un alcade : Laurent Sérou
Un chirurgien : Ryu Yonghyun
Une femme : Céline Le Bot
Des soldats : Jean Delobel, Alejandro Fonte, Hyoungsub Kim
Mise en scène, décors, costumes (dessins) : Yànnis Kókkos
Costumes : Paola Mariani
Lumières : Giuseppe di Iorio
Vidéo : Sergio Metalli
Chorégraphie : Marta Bevilacqua
Chœurs de l’Opéra de Toulon, dir. Christophe Bernollin
Chœurs de l’Opéra national Montpellier Occitanie, dir. Noëlle Gény
Orchestre de l’Opéra de Toulon, dir. Victorien Vanoosten
La Forza del destino
Opéra en quatre actes de Guiseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé au théâtre Mariinski, Saint-Pétersbourg, 10 novembre 1862 et au Teatro alla Scala, Milan, 27 février 1869
Opéra de Toulon, représentation du vendredi 18 octobre 2024.