C’était presque une obligation patrimoniale que de programmer en Principauté La rondine, créée in loco le 27 mars 1917, en guise de prélude à ce mois de novembre très puccinien du centenaire ! Si le bonheur musical a, en grande partie, été au rendez-vous, l’absence de production scénique pour cette « Commedia lirica en trois actes », telle que le mentionne la partition, restera regrettable.
La Rondine à la salle Garnier… ou le Temps retrouvé
Il est de ces ouvrages dont l’amateur d’opéra rêve et se délecte par avance de les voir représenter sur une scène spécifique, soit que l’opéra y ait été créé, soit que les lieux environnants aient un rapport étroit avec l’imaginaire de l’œuvre : Der Rosenkavalier à Vienne, Tosca à Rome, Parsifal à Bayreuth ou encore Nabucco à Milan font partie de ce panthéon, tout personnel. Avec La rondine, les deux alternatives se trouvent réunies puisque non seulement l’œuvre y a connu sa création mondiale mais tout le troisième acte se situe dans un environnement scénique et musical – avec son mouvement fluide et continu des cordes en lever de rideau – évoquant irrésistiblement le littoral azuréen !
Retrouver le chemin de la salle Garnier, bonbonnière avec vue sur la Grande Bleue si adaptée au demi-monde dont Puccini évoque ici, à travers la société du salon de Magda, Rambaldo et leurs amies, quelques portraits musicaux tout droit sortis du roman français fin-de-siècle, constituait un de ces moments suspendus que permet seul, parmi tous les arts, le théâtre lyrique. Car c’est bien dans une « conversation en musique » – sur un modèle cher à Richard Strauss pour son Chevalier à la Rose ou plus encore, un jour, pour Capriccio – que nous plonge d’emblée le compositeur lucquois. Dès un premier acte où la partition pose immédiatement les bases d’un « déjà vu » musical, avec ces petites phrases à l’orchestre qui traduisent la langueur des échanges mondains et trouvent leur cristallisation dans le nostalgique thème du « bel sogno di Doretta » – amorcé par Prunier et poursuivi par Magda – Puccini nous invite à le suivre dans une construction singulière faite de thèmes musicaux revenant de façon cyclique, destinés à renvoyer subtilement le spectateur vers son propre « éternel retour ». De fait, si au milieu de la statuaire, des lustres et autres masques de théâtre décorant les parois de la salle Garnier, l’œil – certes déjà à la fête – ne retrouve pas quelques-uns des objets et accessoires d’un salon (acte I) puis d’une brasserie Belle Epoque (acte II) et enfin d’un jardin d’été sur la Riviera (acte III), c’est tout un pan impressionniste de cette partition qui échappe au spectateur-auditeur. Pourtant, les projections d’articles de presse de la Première monégasque – où l’on reconnaît Gilda Dalla Rizza, créatrice de Magda – tout comme les photos noir et blanc des toits de Paris et d’un jardin azuréen aux essences exotiques sont bien au rendez-vous. Il n’empêche : il y a un peu de cette déception propre à une occasion idéale ratée dans notre propos.
Une distribution qui sait défendre l’élégance et le raffinement de la partition
Comme nous avions déjà l’occasion de l’écrire dans ces colonnes à l’occasion des soirées magiques données, l’été dernier, au festival de Gattières pour le même ouvrage, La rondine continue d’attirer les plus illustres maestri par sa fluidité et sa clarté d’écriture, ses élans lyriques irrésistibles (le concertato de l’acte II !), sa construction mélodramatique parfaite (le long duo final) voire ses incursions dans la modernité (les intervalles de seconde diminuée qui traduisent l’exubérance de la servante Lisette).
Aucun de ces aspects, et bien d’autres encore dans une partition si foisonnante, n’échappe à la direction experte de Giacomo Sagripanti qui, à la tête de l’orchestre du Teatro Carlo Felice de Gênes, invité pour l’occasion, traduit magnifiquement toute la virtuosité des procédés orchestraux, toute la variété des jeux instrumentaux d’une musique qui regarde souvent vers Richard Strauss –
© Lorenzo Montanelli
jusqu’à confier au cor anglais, en guise de citation, l’un des célèbres thèmes de Salomé ! – mais aussi vers Ravel, en replaçant le rythme ternaire de la valse dans une perspective dramatique. C’est souvent rutilant et fait son effet vif argent mais cela peut, à l’occasion, manquer de cette finesse de lecture qui, sans doute, aurait été davantage perceptible dans une version plus théâtrale.
En confiant à des solistes du chœur (soprani, ténors, baryton et basse) les interventions, dans le salon de Magda, des viveurs Périchaud, Gobin, Crébillon puis des grisettes Georgette, Gabriella, Lolette et autres étudiants de l’acte de la brasserie Bullier, Stefano Visconti, leur chef à l’Opéra de Monte-Carlo, prouve une fois de plus que cet ensemble est non seulement impeccable par sa cohérence de groupe – et la mise en place des cinquante six choristes est sans doute beaucoup plus difficile à obtenir ici que dans d’autres ouvrages de Puccini ! – mais aussi par la valeur individuelle de certains de ces membres, davantage ce soir sous les feux de la rampe et que l’on a plaisir à citer car ils sont remarquables de style: Vincenzo Di Nocera et Pasquale Ferraro (ténors[1]), Przemyslaw Baranek (baryton), Stefano Arnaudo (basse), Galia Bakalov, Chiara Iaia, Rossella Antonacci (soprani), Federica Spatola (mezzo-soprano).
De même, ce sont leurs qualités de diction et de projection qui nous frappent d’emblée chez Marta Pluda (Bianca), Aleksandrina Mihaylova (Yvette) et Valentina Corò (Suzy), les trois amies de Magda que nous découvrons en pleine conversation, dès les premiers accords de l’orchestre. Combien il est dommage que de si belles personnalités scéniques n’aient pu pleinement caractériser ces rôles de composition, essentiels dans ce type d’ouvrage ! Si le Rambaldo du grand professionnel de l’art lyrique qu’est Roberto de Candia n’appelle que des éloges, on reste davantage perplexe quand à l’adéquation vocale de la soprano américaine Deanna Breiwick en Lisette puisque, selon nous, le rôle réclame davantage un soprano lirico-leggero qu’une couleur de colorature : de fait, le bas médium paraît ici souvent sourd et les aigus curieusement stridents. Là encore, la personnalité flamboyante de l’artiste, rappelant les actrices hollywoodiennes des débuts du parlant, nous aurait sans doute beaucoup plus convaincu dans une version scénique.
Comme on a déjà pu l’écrire ailleurs, le personnage de Prunier est probablement – avec celui de Magda bien sûr – le plus intéressant de l’ouvrage puisqu’il porte en lui le regard blasé et amer que Puccini pouvait avoir, à cette époque de sa carrière, sur lui-même et sur son temps. Si l’élégance naturelle du ténor argentin Juan Francisco Gatell séduit d’emblée, sa maîtrise des sons filés et de l’émission mezza voce ne convainc pas toujours pleinement.
En revanche, le Ruggero Lastouc de Charles Castronovo remporte totalement l’adhésion. Avec une voix qui demeure égale sur tout l’ambitus, le ténor américain, grand habitué du rôle, est un bel exemple de longévité vocale et de carrière bien conduite : certes, on peut préférer ici des ténors à l’organe davantage ensoleillé mais ce sont justement les couleurs moirées de cette voix parvenue aujourd’hui à sa pleine maturité qui nous séduisent,
© Pia Clodi
sans parler d’une allure scénique et d’un sourire à la Robert de Niro qui, lorsqu’il esquisse par exemple quelques pas de valse avec Magda, font chavirer à juste titre l’assistance. Quel dommage que la version retenue – certes celle de la création – n’ait pas permis à un tel interprète de régaler son public de l’air « Parigi è la città dei desideri » !
Pretty Yende faisait donc à Monaco ses débuts en Magda, un rôle dans lequel la soprano sud-africaine peut déployer tout le côté capiteux d’une voix qui est aujourd’hui celle d’un grand soprano lyrique. Si le « bel sogno di Doretta » nous a paru un peu trop mesuré dans sa partie finale qui requiert, selon nous, plus de témérité dans l’émission des nombreux aigus et de leurs amples sauts d’intervalle, le charme opère en revanche pleinement à partir du deuxième grand moment lyrique de l’acte I « Ore dolci e divine » où le soyeux du medium séduit et où les aigus prennent pleinement leur envol. C’est ensuite avec le brindisi de l’acte II, où la voix de Magda reprend le thème exposé par Ruggero, que l’oreille est particulièrement à la fête et que l’on reste admiratif devant la technique parfaite qui est celle de Pretty Yende pour atteindre par trois fois le contre-ut avec une aisance confondante ! Mais c’est dans son duo final formé avec un Charles Castronovo au lyrisme à fleur de peau que la chanteuse achève de convaincre par sa bouleversante simplicité et cette façon, résignée mais souriante, de prendre congé de ce qui n’est au fond qu’une comédie humaine.
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[1] Ténors originaires de Campanie dont on n’a pas oublié les prestations solaires de 2020 dans la série de concerts consacrés à la mélodie napolitaine
Magda de Civry : Pretty Yende
Lisette : Deanna Breiwick
Ruggero Lastouc : Charles Castronovo
Prunier : Juan Francisco Gatell
Rambaldo : Roberto de Candia
Yvette : Aleksandrina Mihaylova
Bianca : Marta Pluda
Suzy : Valentina Corò
Périchaud/Rabonnier : Przemyslaw Baranek
Gobin : Vincenzo Di Nocera
Crébillon/ Un majordome : Stefano Arnaudo
Georgette : Chiara Iaia
Gabriella : Rossella Antonacci
Lolette : Federica Spatola
Adolfo/Un étudiant/Un jeune : Pasquale Ferraro
Un chanteur du fond de scène : Galia Bakalov
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, direction : Stefano Visconti
Orchestre du Carlo Felice de Gênes, direction : Giacomo Sagripanti
La Rondine, comédie lyrique en trois actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Giuseppe Adami d’après un livret allemand d’Alfred Maria Willner et Heinz Reichert, créée à l’Opéra de Monte-Carlo, le 27 mars 1917.
Opéra de Monte-Carlo, concert du 30 octobre 2024.