À Monte-Carlo, une inoubliable BOHÈME
La bohème, Monte-Carlo – Grimaldi Forum, 10 novembre 2024
Suite du festival « Centenaire Puccini » avec sans doute l’opéra le plus attachant de toute la production du grand Giacomo : La bohème ! Proposée dans la mise en scène de Jean-Louis Grinda – déjà applaudie in loco en 2020 – c’est à un festival de voix glorieuses conduites par l’une des baguettes les plus expertes du théâtre lyrique qu’il nous a été donné d’assister. Une matinée que l’on n’est pas prêt d’oublier !
Le réalisme poétique d’un authentique homme de théâtre aimant le cinéma
C’est à mi-chemin de l’atmosphère d’un film de René Clair (Sous les toits de Paris, 1930 ; Quatorze juillet, 1933) et d’une scénographie qui lorgne à l’occasion vers le cinéma de Marcel Carné et de Jean Renoir que nous projette Jean-Louis Grinda dans cette superbe production, donnant à voir ici, tout à la fois, son amour du théâtre musical et du cinéma français de l’âge d’or. Certains pourront sans doute écrire que la mansarde de Rodolfo et de ses compagnons de fortune fait davantage penser à un loft parisien avec vue panoramique sur les boulevards : peu importe, après tout, puisque cela permet au spectateur d’assister, grâce aux belles lumières de Laurent Castaingt, à un passage vers le crépuscule puis la nuit qui, au premier acte en particulier, met en évidence, comme rarement, les splendeurs de la partition ! C’est au deuxième acte, dans le décor parfaitement adapté mais jamais tape à l’œil de Rudy Sabounghi, particulièrement fourni en colonne Morris et en affiches tapissant l’espace scénique (telle que celle de cet apéritif oublié, le fameux « Du Bo/ Du Bon/ Du Bonnet » !) que la passion du metteur en scène pour camper une atmosphère et en dégager tout le parfum se manifeste avec le plus d’éclat : sachant faire évoluer comme personne sur le vaste plateau de la salle des Princes, solistes, artistes du chœur et chœur d’enfants, belles de nuit toutes droites sorties d’une toile de Jean Béraud, danseuse des Follies et figurants nombreux, Jean-Louis Grinda signe avec ce café Momus aux couleurs bigarrées, dans des costumes superlatifs de David Belugou, l’une des plus scènes de genre auxquelles il nous ait été donné d’assister ces dernières années. C’est pourtant avec le naturalisme intimiste de l’acte dit de la « Barrière d’Enfer » que cette mise en scène en tous points admirable est la plus réussie : ici, si la neige tombe bel et bien et, de la façon la plus réaliste, reste au sol, c’est parce qu’elle répond au dessein poétique du metteur en scène et vise, détail parmi d’autres, à mettre en évidence un imaginaire et le génie d’orchestrateur de Puccini, particulièrement à la manœuvre dans cet acte.
Pour illustrer cet éternel recommencement de l’existence humaine, quel choix émouvant, avant que le rideau ne se lève sur le dernier acte, que celui de ce court-métrage du jardin des Tuileries réalisé par le vidéaste Julien Soulier évoquant les mois qui se succèdent, de l’hiver à l’été, sur fond sonore des principales mélodies de l’ouvrage jouées au piano et chants d’oiseaux enregistrés : on pense ici, soudain, au beau roman d’Arthur Schnitzler La Ronde…
On se doit encore de relever, dans cette mise en scène, la parfaite cohérence de traitement entre des scènes comiques – l’apparition du propriétaire Benoît au premier acte, la succession des déguisements des comparses, au dernier, jusqu’à leur simulation d’un match de boxe, gants à l’appui ! – avec leur équivalent dramatique : l’entrée brutale sur le plateau de Musette annonçant l’état de santé désespéré de Mimi constitue ainsi un climax qui n’a rien d’un cliché et réussit même à nous surprendre par sa force, car en parfaite harmonie avec l’accord violent de l’orchestre à cet instant, tout comme cet envol d’oiseaux à la sobre poésie funèbre préludant au déchirant cri final de Rodolfo. Cette image restera gravée longtemps après la fin de la représentation tout comme celle de la main de Marcello retrouvant finalement celle de Musetta.
Un orchestre somptueux au service d’un plateau des grands soirs
Les amateurs d’art lyrique à travers le monde connaissent bien la personnalité attachante et le sourire communicatif de Marco Armiliato, ne serait-ce qu’à travers les retransmissions en direct du « Met » de New-York où le maestro ligurien a plus de cinq cents représentations à son actif ! Adulé par l’ensemble de la profession – ce n’est pas forcément le cas de tous les chefs… – Marco Armiliato est l’un de ses authentiques maestri de théâtre dont l’amour de l’Opéra semble miraculeusement se renouveler lors de chacune de ses entrées dans la fosse. C’est donc tout naturellement que s’opère le miracle d’une direction d’orchestre semblant découvrir pour la première fois les beautés ensorcelantes de cette partition faite tout à la fois de ces « petites choses discrètes et modestes », de ce pathos génial qui n’en fait jamais trop et de ces fulgurances innovantes pour un opéra italien de l’époque ! Sous cette baguette en totale osmose avec le travail essentiel du chef de chœur Stefano Visconti – le chœur d’enfants ayant été préparé par Bruno Habert -, on retrouve tout le sens des notions de phrasé et de respiration, pour chaque ensemble, pour chaque mot et pour chaque note. De la dentelle : c’est ce que nous retenons de cette direction d’orchestre de grand luxe !
Comme on pouvait s’en douter, le souci des nuances et l’art des clairs-obscurs pucciniens se manifeste également dans les consignes et l’attention de tous les instants que Marco Armiliato prodigue à son plateau vocal :
Dans leurs rôles de composition, particulièrement nombreux dans cet ouvrage visant à créer un imaginaire chez l’auditeur, le Parpignol de Vincenzo di Nocera et l’Alcindoro de Matteo Peirone sont parfaits de ligne de chant tout comme le Benoît, d’une belle facture dans le registre comique, de Fabrice Alibert. De même, Biagio Pizzuti et Giorgi Manoshvili – qui, par ailleurs, délivre une sobre mais émouvante exécution de la fameuse « Vecchia zimarra » – sont impeccables de projection vocale et dressent de Schaunard et de Colline d’émouvants portraits.
On est particulièrement heureux d’entendre le Marcello du baryton français Florian Sempey, désormais partie prenante des distributions internationales les plus alléchantes : ici, la voix, bien conduite, est percutante et d’égale dimension sur tout l’ambitus et l’interprète dresse un portrait psychologique du peintre des plus touchants.
En Musetta, Nino Machaidze casse la baraque ! Avant de revêtir le costume de Mimi pour la dernière représentation – un rôle qu’elle a déjà interprété il y a plusieurs années à la Scala – c’est dans les magnifiques robes, aux couleurs si françaises, conçues pour Musetta par David Belugou que se présente au public monégasque la soprano géorgienne. Si la notion de « chant racé » a un sens, c’est sans aucun doute à une telle personnalité que l’on peut l’appliquer : dans son envoûtante valse « Quando m’en vo » puis dans l’ensemble de ses interventions, le lyrisme fiévreux de la chanteuse captive, tout comme sa maîtrise des sauts d’intervalle laisse pantois. En l’écoutant, on pense souvent évidemment à la Manon de Massenet ! Pour couronner le tout, l’interprète se révèle touchante au dernier acte lorsqu’elle fait le récit de sa rencontre inopinée avec Mimi et comprend qu’elle est mourante (« Intesi dire »).
On a déjà évoqué dans ces colonnes les spécificités de la voix de Yusif Eyvazov, dont le timbre n’est peut-être pas des plus séduisants mais dont l’endurance vocale est souvent bluffante. Avec cette prise de rôle, le ténor azerbaïdjanais nous scotche d’emblée à notre fauteuil avec un « Che gelida manina » de grand relief qui culmine sur un contre ut à la tenue ébouriffante. Au troisième acte, des passages tels que « Mimi è una civetta » puis le déchirant « Mimi è tanto malata » trouvent en Yusif Eyvazov un interprète à la vaillance sans défaut qui sait trouver désormais dans sa voix les couleurs d’une véritable émotion. Applaudissements sans réserve.
Beaucoup s’interrogeaient sur l’adéquation du calibre vocal actuel d’Anna Netrebko – désormais familière de Gioconda, Abigaille et Turandot – avec celui de soprano lyrique normalement sollicité pour l’interprète de la frêle Mimi : force est de constater qu’à l’issue de la représentation du 10 novembre, tous se seront rendus à l’évidence d’un chant lumineux où l’interprète, particulièrement belle en scène, parvient immédiatement à rendre crédible son personnage de petite couturière rêvant à l’Amour idéal : salué par un tonnerre d’applaudissements, le « Si, mi chiamano Mimi » d’Anna Netrebko fera sans nul doute partie des instants suspendus de l’Opéra de Monte-Carlo. Comme dans le cas de son Rodolfo, c’est à l’acte de la « Barrière d’Enfer » que la soprano russo-autrichienne se révèle particulièrement convaincante, d’abord dans son duo avec Marcello où l’angoisse du personnage, sentant la rupture prochaine, se traduit par un chant syncopé aux phrases descendantes bouleversantes puis dans son duo conclusif avec Rodolfo « Addio dolce svegliare » culminant dans des lignes extatiques chantées à fleur de lèvres où l’on peut pleinement succomber à la morbidezza d’un timbre d’exception. En recherche constante d’intentions dramatiques louables, Anna Netrebko nous gratifie enfin d’un « Sono andati » où toute la palette des couleurs mordorées d’un médium décidément toujours aussi ensorcelant fait merveille sans jamais succomber à de quelconques effets véristes.
Rien que pour une telle Mimi, cette représentation était déjà exceptionnelle.
Rodolfo : Yusif Eyvasov
Mimi : Anna Netrebko
Marcello : Florian Sempey
Musetta : Nino Machaidze
Schaunard :Biagio Pizzuti
Colline : Giorgi Manoshvili
Benoît : Fabrice Alibert
Alcindoro : Matteo Peirone
Parpignol : Vincenzo di Nocera
Chœur de l’ Opéra de Monte-Carlo, direction : Stefano Visconti
Chœur d’enfants de l’ Académie de Musique Rainier III
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, direction : Marco Armiliato
Mise en scène : Jean-Louis Grinda
Décors :Rudy Sabounghi
Costumes : David Belugou
Lumières :Laurent Castaingt
La bohème
Opéra en quatre actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Giuseppe Giacosa (1847-1906) et Luigi Illica (1857-1919) d’après le roman d’Henry Murger, Scènes de la vie de bohème (1851), crée au Teatro Regio, Turin, le 1er février1896
Monte-Carlo – Grimaldi Forum, représentation du 10 novembre 2024