La production de Madame Butterfly donnée à l’Opéra de Marseille prouve l’efficacité d’une mise en scène au service du drame.
Ce dimanche 17 novembre, la France avait froid. Les frimas hivernaux s’abattaient partout depuis quelques semaines. Mais pas sur le Vieux Port ! Là, une foule compacte remplissait les multiples cabanettes et stands variés. Sur les terrasses, l’on goûtait au ciel pur et au soleil généreux. Deux pas, et l’on était à l’Opéra. – La noble institution donnerait sur la mer, si quelques pâtés d’immeubles anciens n’avaient chipé la mire. – À peine sommes-nous entrés dans le vieux bâtiment : aucune fraîcheur, bien au contraire : étonnante touffeur ! L’entracte serait un bienfait… L’ensemble des éléments bouillait. Le dieu lare en avait décidé ainsi. Et oui, ce serait un tonnerre d’applaudissements… à l’intérieur du volcan.
Et pourtant, les choses avaient moyennement commencé. Pour le dire clairement, les voix, somme toutes peu puissantes, peu colorées, mais « honnêtes », et une mise en scène banale, n’ont pas suscité d’enthousiasme démesuré avant l’entracte. Ce fut tout le contraire par la suite : la succession de réussites scéniques, le jeu de l’héroïne incarnée par Alexandra Marcellier, sur-expressive, remplie de pathos, de gestes, bien plus italienne que japonaise, les options prises (comme la mort de Butterfly prenant dans ses bras Pinkerton, criant avec remords le nom de Butterfly, l’éclairage cessant brusquement), tout cela a conduit à emporter le spectateur dans le sens du drame, avec une efficacité bouleversante. Le mérite en revient à la metteuse en scène Emmanuelle Bastet et au scénographe Tim Northam.
En effet, la mise en scène, d’un rare classicisme, pose dans leur siècle des personnages non « revisités ». Sharpless, le consul, chanté par Marc Scoffoni, est la copie conforme de la version Rudolf Piehlmayer à l’Opéra de Rennes. Les costumes de Véronique Seymat respectent une japonité et une américanité simples, mais très modérées pour Cio-Cio San, en voilages bleus, aux traits asiatiques très peu marqués, faisant de la frêle geisha une femme assez universelle. En tenue de sous-officier de la marine américaine, Pinkerton, campé par Thomas Bettinger, est on ne peut plus « tiré à quatre épingles », blanc puis bleu gris, ce qui montre peut-être une évolution du personnage vers une certaine complexité. Dans ce contexte, seul le chapeau de la robe de mariée surprend (Cio-Cio San est originellement, « Madame Chrysanthème », dans le roman de Pierre Loti), d’une parfaite blancheur, ovale, très grand, avec des allures futuristes. Les trouvailles scéniques sont rares, modestes mais bienvenues, comme la « pluie » de fleurs – des tiges nombreuse descendues par des fils, mises en lumières par Bernd Purkrabek – dans l’acte II. À noter aussi l’usage de vastes paravents ou murs en bois amovibles (entre tradition et modernité), très bien utilisés pour symboliser par exemple l’enfermement de Cio-Cio San. Philippe Do incarne avec justesse l’entremetteur Goro, en habits modernes, aux allures de petit gangster.
Les deux voix principales, celles de Thomas Bettinger en Pinkerton et d’Alexandra Marcellier en Butterfly, sont assez fraîches, en devenir – cette dernière est une récente Révélation aux Victoires de la musique, de même que la mezzo Eugénie Joneau en Suzuki (en 2022). Le ténor et la soprano ont fait leurs études à Bordeaux et se sont fait connaître il y a peu sur la scène, en Cavaradossi (Tosca), en Micaela (Carmen), ou précisément… en Butterfly, dans un remplacement de dernière minute à Monte-Carlo. Ces voix n’ont peut-être pas l’ampleur, le soutien vocal, le timbre des immenses stars qui ont endossé ces rôles ; mais elles possèdent la sûreté suffisante pour satisfaire l’exigeant public marseillais. C’est notable dans l’air de l’espérance « Un bel dì, vedremo » de Madame Butterfly, au début de l’acte II, ainsi que dans la façon d’envisager un parlando (qui est un stile misto parfois proche de la conversation), manquant d’intimité et de pureté au profit d’une forme d’agitation. Sur certaines notes, la voix est recouverte par l’orchestre. Mais cette fébrilité vocale et dramatique de Cio Cio San, qui attend et s’interroge, est paradoxalement ce qui contribue au côté tragique du rôle et à la marche de l’action.
Les autres rôles sont du même acabit. Le Bonze de Jean-Marie Delpas est pour le coup très japonais. Le rôle important de Suzuki (tenu par Eugénie Joneau) est assez effacé. Celui du Prince Yamadori, un prétendant au re-mariage de Cio-Cio San, par Marc Larcher, est plein d’assurance au début de l’acte II. La Kate Pinkerton – nouvelle épouse de Pinkerton –, campé par Amandine Ammirati (rôle secondaire, mais une clef pour le dénouement), le Commissaire impérial incarné par Frédéric Cornille, Yakusidé investi par Norbert Dol ou encore l’Officier du registre chanté par Pascal Canitrot, tous ces rôles sont honorablement défendus. Le saisissant passage du chœur sans parole, bouche fermée, de l’acte II est magnifiquement rendu grâce au Chœur de l’Opéra de Marseille. Quant à l’orchestre de l’Opéra, dirigé par Paolo Arrivabeni, il s’acquitte avec justesse de sa tâche : les tempos sont bons, les solos sont justes ; l’on pourrait discuter des percussions placées dans les loges, qui sont parfois un tout petit peu prégnantes ; mais dans l’ensemble, une belle prestation.
Bref, cette reprise d’une production de l’Opéra de Loraine en Provence, commémorant le 100e anniversaire de la mort de Puccini, aux qualités diverses, montre l’importance de la mise en scène, qui – pour la circonstance – relègue au second plan les mérites vocaux. On a pleuré à Marseille. Les applaudissements et les hourras se sont succédé crescendo jusqu’au rideau. Alexandra Marcellier a été largement saluée, et à travers elle, tout le travail dramatique. Sans parler bien entendu de la musique unique de Giaccomo Puccini, et du livret aux thématiques très contemporaines : condition de la femme, attitude coloniale, à l’image d’une société qui a besoin de se libérer et qui, loin des musiques formatées et frelatées, se rassemble autour d’un chef-d’œuvre sublimant les causes les plus douloureuses. Les cœurs ont chaviré au sein d’une journée solaire.
————————————————
Lisez notre interview de la soprano Alexandra Marcellier ici, et celle du chef Paolo Arrivabeni, là !
Cio-Cio San : Alexandra Marcellier
Suzuki : Eugénie Joneau
Kate Pinkerton : Amandine Ammirati
La Mère de Cio-Cio San : Christine Tumbarello
Zia : Miriam Rosado
Cugina : Francesca Cavagna
Pinkerton : Thomas Bettinger
Sharpless : Marc Scoffoni
Goro : Philippe Do
Le Bonze : Jean-Marie Delpas
Le PrinceYamadori : Marc Larcher
Le Commissaire impérial : Frédéric Cornille
Yakusidé : Norbert Dol
L’Officier du registre : Pascal Canitrot
Orchestre et Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Paolo Arrivabeni
Mise en scène : Emmanuelle Bastet
Scénographie : Tim Northam
Costumes : Véronique Seymat
Lumières : Bernd Purkrabek
Madama Butterly
Tragedia giapponese en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, créé à la Scala de Milan le 17 février 1904 (version remaniée : Teatro Grande de Brescia, le 28 mai 1904).
Opéra de Marseille, représentation du dimanche 17 novembre 2024.