Naples – Teatro San Carlo
Voyage vers l’absolu en compagnie d’Asmik Grigorian et Lukas Geniušas
En parallèle aux représentations de Rusalka, ouvrage dans lequel elle faisait ses débuts sur la scène parthénopéenne, Asmik Grigorian, accompagnée comme à l’habitude par son compatriote, le pianiste Lukas Geniušas, régale un public particulièrement enthousiaste dans ce qui est devenu aujourd’hui sa carte de visite : les mélodies de Sergueï Rachmaninov.
Une plongée musicale à travers Nature, nostalgie et mémoire
C’est la deuxième fois que nous rendons compte dans ses colonnes du programme conçu par Asmik Grigorian et Lukas Geniušas autour des mélodies de Rachmaninov[1] et promené sur diverses scènes internationales, dans la continuité de la sortie de l’album Dissonances, en 2022, sous le label Alpha-Classics[2]. A entendre les rappels enthousiastes du public du teatro San Carlo à l’issue de ce récital, force est de constater que ce qui n’aurait pu être qu’une entreprise commerciale comme une autre dans le marché du disque est véritablement devenu une totale réussite artistique – j’ai pu ainsi personnellement constater que nombre de personnes avaient porté le booklet de leur CD pour le faire signer aux interprètes à la sortie ! – et a, sans nul doute, largement contribué à faire découvrir ce «livre d’heures » de la mélodie russe.
Rendons-nous à l’évidence : l’interprète n’y est pas étrangère et, comme c’est systématiquement le cas chaque fois que nous l’avons vue sur scène, c’est avec ce mélange d’assurance dans le regard et de candeur dans le sourire qu’Asmik Grigorian se présente devant le piano, vêtue comme souvent avec cette touche d’originalité – ce soir, une robe-tunique gris argentée – qui n’appartient qu’à elle. Ce qui continue à nous frapper, dès les premiers accents de la mélodie choisie pour débuter le programme « Ne chante pas, beauté, en ma présence » (opus 4, n°4), c’est la force tranquille de l’interprète qui, d’emblée, sait capter l’attention de l’auditeur et l’inviter à un voyage musical dont il ne ressortira que quelque soixante et dix minutes après ! Nous ne pouvons ici que réécrire combien la soprano lituanienne réussit à émouvoir son auditoire en un instant et à décliner, dans la splendeur d’un médium corsé, toute une palette de couleurs nostalgiques tournées vers la terre géorgienne, la steppe, les amours perdus – on n’oublie pas que le texte de cette mélodie est signé d’Alexandre Pouchkine – sans jamais se réfugier dans une quelconque mièvrerie.
Au-delà de toute appartenance géographique, le voyage sentimental qui nous est proposé permet de se retrouver dans les simples et émouvantes beauté et bonté de l’enfance (« Tu es comme une fleur », opus 8, n°2 sur un poème d’Heinrich Heine et « Un rêve », opus 8 n°5) puis de passer soudain au lyrisme, parfois doux, parfois agité, des mélodies extraites de l’opus 21 – l’un des plus beaux écrits par Rachmaninov – d’où se détachent « Crépuscule » et le sublime « Ici, il fait bon… » au romantisme si tchaïkovskien et où l’aigu adamantin de la chanteuse se fait soudain pianissimo : un instant suspendu parmi bien d’autres lors de cette soirée !
Nous l’avons déjà écrit : l’importance du pianiste est capitale dans la réussite de ce type de programme puisque loin de se limiter à accompagner la vocaliste, il lui revient d’être un partenaire à part entière. Avec Lukas Geniušas, nous savions être en présence d’un musicien tout à la fois sensible et virtuose : les extraits mis au programme ce soir le confirment largement puisqu’à côté des Préludes n°12 et 13 extraits de l’opus 32 que le compatriote lituanien d’Asmik Grigorian a régulièrement l’habitude d’inclure à ce programme – nous permettant d’entendre, au-delà de son post-romantisme, toute la modernité dissonante de Rachmaninov – ce sont des transcriptions d’extraits des opéras La Foire de Sorotchintsy (Moussorgki) et La Légende du tsar Saltan ( Rimski-Korsakov) qui mettent en valeur la poésie pianistique infinie de cet artiste toujours captivant.
Comme on pouvait s’y attendre, c’est dans les extraits de l’opus 14, « Oh, ne sois pas triste ! », « Ne me crois pas, ami ! », « Je t’attends ! » et l’éclatant « Eaux printanières », que le feu d’artifice vocal, composé d’une électrisante succession de diminuendi et de crescendi dont l’interprète est coutumière, fait ici des merveilles, remplissant de façon tout simplement ahurissante une salle subjuguée ! C’est avec « Dissonance », passionnante treizième mélodie de l’opus 13 – et dédiée à « Ré », alias Marietta Chaginian, poétesse et muse du compositeur au moment de la composition du cycle – que nos deux interprètes terminent leur voyage, mais la salle en délire réclame des bis qui nous permettront, pour notre plus grand bonheur, de réentendre – pour le deuxième d’entre eux – ces « Eaux printanières » qui continuent à déferler sur nous à l’heure où nous écrivons ces lignes.
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[1] Le précédent compte-rendu, réalisé lors de l’édition 2023 du festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence, partageait ce programme avec un florilège de mélodies signées Tchaïkovski.
[2] Première Loge en avait également rendu compte dès sa sortie.
Asmik Grigorian, soprano
Lukas Geniušas, piano
Mélodies de Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Teatro San Carlo de Naples, récital du dimanche 1er décembre 2024