Excellente surprise : il fallait de l’inventivité, des idées et beaucoup d’audace pour se lancer dans une réorchestration et « re » mise en cause du Cosi Fan Tutte de Mozart. L’annonce est déjà faite dans le titre, on passe du « …fan tutte » à « …. fan tutti » à savoir : « tout le monde fait ça, y compris... les hommes ! », personne n’est donc innocent, tout le monde est complice, public inclus...
A priori simpliste dans son déroulement dramatique, l’opera buffa de Mozart a pour pierre angulaire une tromperie : deux jeunes hommes font le pari avec leur mentor que leurs fiancées leur seront fidèles si jamais ils étaient amenés à partir. Faisant semblant de les quitter, sous l’égide de Don Alfonso et de Despina, ils reviennent déguisés pour mieux séduire la fiancée de l’autre, avec des résultats inattendus. Évidemment, une bonne partie de l’intrigue repose sur la duplicité des jeunes filles : les ont-elles reconnus ? ou autre contraire, n’attendaient-elles qu’une excuse pour se montrer volages ? Les deux jeunes hommes quant à eux, en créant l’occasion de la déception, ne sont-ils pas plus responsables qu’elles ? A toutes ces valeurs morales le metteur en scène et adaptateur du livret Antonio Cuenca Ruiz a choisi de montrer clairement que Dorabella et Fiordiligi ne sont pas dupes et vont se prendre volontairement au jeu crée par les hommes pour se venger – ou s’émanciper, qui sait ? Le choix de les montrer complices a l’avantage de donner plus de profondeur aux personnages féminins et plus de possibilités d’interprétation.
Résolument moderne, le ton est donné par un prologue de pantonyme silencieux où Despina, entre deux passages d’aspirateur, va recevoir un motard pour un « plan fesse » avant d’accueillir tous les personnages pour une soirée au cours de laquelle se déroulera toute l’intrigue. Les décors sont sobres : un salon, une toile de projection avec la photo de tous les couples, quelques accessoires, cela suffit à imposer un cadre d’unité de temps et de lieu au spectateur et lui donner quelques repères.
Les mélomanes seront sans doute tout d’abord un peu perdus pendant quelques instants, avec le silence du prologue puis la découverte d’instruments inattendus pour cette réorchestration prévue par Maël Bailly. L’orchestration de cette production se résume en effet à un violon, un violoncelle, une flûte et une clarinette, complétés par une guitare électrique, des ondes Martenot, un saxophone, un piano et des percussions variées ponctuant les scènes ou actions. Ainsi l’inévitable clavecin des récitatifs disparaît au profit de ponctuations modernes, ondes ou saxophones et ce sans renier l’harmonie ni le sens musical. L’Ensemble Miroirs, sous la direction de Fiona Monbet, relève avec brio le défi de surprendre le public et d’accompagner les chanteurs, sans empiéter sur la mélodie d’origine (lorsque jouée) ou envahir la scène de trop de bruitages.
Les airs emblématiques des protagonistes démarrent presque a cappella pour se voir accompagnés de très peu d’instruments, comme pour mieux mettre en lumière la ligne mélodique, riche même si dépouillée de son orchestration d’origine. Certes, le public se voit privé de certaines pages. Disparu le duo des tableaux, « O guarda, sorella… » ou le « Come scoglio… » ; de même le fameux « Soave sia il vento… » est donné en version instrumentale. Passée l’indignation des puristes, que reste-t-il ? Tout d’abord une revisite incroyable de l’air de Fiordiligi « Per pietà… » où l’émotion est à vif, impeccablement rendue par l’expressivité et le timbre chaud de Margaux Poguet, et accentuée par le seul accompagnement sur scène de la clarinette de Simona Castria. L’effet, celui d’une sensibilité à fleur de peau, est saisissant. Tout aussi sensible est l’air de Ferrando, « Un’aura amorosa… » où Sahy Ratia maîtrise une ligne vocale chantée pianissimo, sans effet de démonstration, et avec un rendu excellent des aigus que comporte l’aria – dans une version très dépouillée où la voix du chanteur se fait (quasi) seule entendre. Le Guglielmo de Romain Dayez, excellent en macho à l’orgueil blessé et à la séduction un peu veule, déroule de beaux graves sonores et appuyés sans difficulté. Outre un talent certain de comédienne, Mathilde Ortscheidt offre une Dorabella tour à tour malicieuse puis désabusée, dont l’agilité vocale s’impose avec beaucoup de naturel. Le duo de séduction avec Romain Dayez « Il core vi dono… » offre un beau moment de badinage musical.
Les maîtres du jeu, Ronan Nédélec en Don Alfonso, et Marie Soubestre en Despina, forment un duo truculent dont l’alchimie vocale et scénique fonctionne très bien. Au timbre mâle et imposant de Nédélec répond l’espièglerie et l’agilité riante de la voix de Soubestre. À noter le souci de cohésion vocale des chanteurs, observable en tout point durant la représentation.
Si le but de ce spectacle était de faire redécouvrir la richesse de l’oeuvre de Mozart, en en proposant une réorchestration originale, le pari d’Antonio Cuenca Ruiz et Maël Bailly est amplement tenu, de par un orchestre impeccablement accordé à la mise en scène, et des chanteurs investis dans leur rôle et magnifiés par un accompagnement alliant dénuement musical et richesse inventive… sans jamais oublier la qualité d’interprétation et le souci d’offrir un beau moment au public. Une heureuse (re)découverte !
Fiordiligi : Margaux Poguet
Dorabella : Mathilde Ortscheidt
Despina : Marie Soubestre
Ferrando : Sahy Ratia
Guglielmo : Romain Dayez
Don Alfonso : Ronan Nédélec
Ensemble Miroirs Étendus, dir. Fiona Monbet
Mise en scène et adaptation du livret : Antonio Cuenca Ruiz
Scénographie et costumes : Bastien Poncelet
Eclairagiste : Philippe Gladieux
Cosi fan tutti
Opera buffa en deux actes, musique Maël Bailly d’après Wolfgang Amadeus Mozart, livret d’Antonio Cuenca Ruiz d’après Lorenzo Da Ponte.
Théâtre Athénée-Louis Jouvet, représentation du 30 janvier 2025