L’Orfeo : du « baroque » à l’Opéra de Marseille !

Une seule représentation, il ne fallait pas la manquer ! Un opéra baroque, dans une interprétation baroque, à l’Opéra de Marseille, cela fait songer à Autodafé, l’opéra « contemporain » de Maurice Ohana il y a une poignée d’années : des évènements rares, uniques même. Une petite déception cependant, dès l’entrée dans la salle : non, ce ne sera pas une représentation, mais une version de concert (très exactement, « mise en espace ») – ce n’était pas annoncé sur le site internet, ni sur le programme. Il aurait peut-être fallu s’en douter, certes, mais on pouvait rêver d’un spectacle baroque dans le temple provençal du conventionnel « grand répertoire ». Une version de concert au festival de Beaune, cela se comprend, vu les infrastructures, mais à Marseille, dans cette maison lyrique aux multiples ressources scéniques… On se met à espérer, lorsque des images sont projetées ; « hélas », comme le dit Orphée, « hélas… », rien d’intéressant, des effets visuels très minces ; un soubresaut de rougeurs infernales, bien académiques, par exemple. Les mouvements et théâtralisations des chanteurs sont de meilleur aloi (mise en espace Jimmy Boury). Notamment Imanol Iraola qui vient sur scène avec ses castagnettes, puis que l’on découvre dans les chœurs et peu après dans le rôle d’Apollon. Mention spéciale à ce valeureux baryton percussionniste ! Dans la rubrique poly-instrumentistes, applaudissons en premier lieu les deux très remarquables trompettistes qui sont aussi et surtout joueurs de cromornes et de flûtes ; la « seconde cromorniste » est complètement impliquée dans l’expression musicale, en phase avec le chef, c’est la musicienne la plus habitée, et incroyablement douée, n’offrant aucune fausse note sur des instruments aussi délicats, avec une infaillible virtuosité. Dommage qu’à la fin, le chef ne les fasse pas saluer individuellement. Toute la phalange des cuivres (trombones) est impeccable ; le luth et le théorbe se font nettement entendre, jouant entre autres sur les notes basses, en accord avec les clavecins et orgues (même si le régal n’est pas si effrayant, à l’instar de Charon, plus suave que terrifiant). Dans l’ensemble, l’orchestre du Concerto Soave, qui ne correspond bien sûr pas exactement à l’instrumentation originelle, restitue une palette de couleurs particulièrement riches, joue avec dextérité sur la plastique des intensités et des timbres, sous la direction du claviériste Jean-Marc Aymes (par ailleurs responsable du festival Mars en Baroque à Marseille). On aurait éventuellement apprécié plus de spatialisation, soit dans la toccata, soit dans les échos aux violons de l’air d’Orphée ; après tout, à l’opéra, cuivres et percussions investissent les loges aisément (ce fut le cas cette année pour Norma)… L’ensemble instrumental est assez restreint comparé au chœur de l’Opéra de Marseille, qui s’adonne au chant baroque…
Les voix les plus remarquables sont celles de Proserpine (Julie Vercauteren), et surtout de Pluton (Alexandre Baldo) : quelle basse profonde, puissante, ferme, ample, colorée ! Personnage certes imposant mais secondaire, pour une fois mis en lumière ! On eût aimé Baldo en Charon, mais pour une fois, Pluton dépasse son passeur (en effet, la scène du passage du Styx est un moment extraordinaire de toute l’histoire de l’opéra). Cela dit, le Charon de Jean-Manuel Candenot est agréable, la voix est posée et le jeu fluide ; la musicalité est indéniable, mais la théâtralité est trop modérée, pas assez « baroque ». De même, l’arrivée de la Messagère est décevante ; ce doit être préparé, dramatique, un choc terrible ; elle survient presque en douceur, même la mise en espace banalise son apparition. Toutefois, les silences, les murmures, les tremblements annonçant la mort d’Eurydice sont très bien amenés par la mezzo-soprano Maria Chiara Gallo, qui remplace au pied levé María Cristina Kiehr, sans partition en mains – du grand professionnalisme. L’Eurydice de Louise Thomas est d’une belle pureté, des lignes simples et chaleureuses ; un rôle en retrait, dans tous les sens du terme. Tout le contraire de l’omniprésent Orfeo incarné par Romain Bockler, à la voix et à la technique honnêtes, assurant sa partie avec vigueur, sans faille, notamment dans ses difficiles ornements lors de ses stances de séduction à l’entrée des Enfers. Parmi les autres voix, tout est de bonne tenue, que ce soit la Musique (Lise Viricel), qui lance brillamment le drame, la nymphe (Gabrielle Varbetian) et les bergers (Davy Cornillot, Samuel Namotte, Estelle Defalque) qui constituent une sorte de chœur à l’antique, commentant et animant l’action ; mention spéciale à la voix claire et admirable d’Olivier Coiffe ; jusqu’à l’Espérance, portant Orfeo au seuil de l’Abîme, rôle endossé par le contre-ténor Logan Lopez Gonzales. Il est vrai que L’Orfeo a été en 1607 le moment de gloire d’un castrat incarnant ce type d’Allégories.
Le public a beaucoup apprécié cette « représentation » de L’Orfeo, les hourras (même au parterre) se sont succédé ; la qualité du Concerto Suave, jointe bien sûr à l’intemporel génie de Claudio Monteverdi, dépose l’interprétation baroque au cœur de l’Opéra de Marseille, espérons-le pour les années à venir et surtout, dans des ouvrages lyriques véritablement mis en scène.
Orfeo : Romain Bockler
Messaggiera : Maria Chiara Gallo
Euridice : Louise Thomas
Proserpina : Julie Vercauteren
Plutone : Alexandre Baldo
Caronte : Jean-Manuel Candenot
Apollo : Imanol Iraola
Musica : Lise Viricel
Ninfa : Gabrielle Varbetian
Speranza : Logan Lopez Gonzalez
Pastore / Spirito : Davy Cornillot– Olivier Coiffet – Samuel Namotte
Pastore : Estelle Defalque
Concerto Soave, Chœur de l’Opéra de Marseille, dir. Jean-Marc Aymes
Mise en espace : Jimmy Boury
Orfeo
Favola in musica S.V. 318 en 5 actes de Claudio Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio, créée à Mantoue le 24 février 1607
Opéra de Marseille, 2 mars 2025