« Sois toi-même ! » : Peer Gynt, enfin.

Peer Gynt, Paris, Théâtre du Châtelet, 7 mars 2025

Oui, enfin ! Car la pièce d’Ibsen tout comme la partition de Grieg ne peuvent s’entendre l’une sans l’autre. Et là, sur la scène du Châtelet, l’Orchestre de Chambre de Paris au grand complet, installé en fond de scène et non en fosse, commente l’action – à moins que ce ne soit le contraire et que la musique éclaire le texte. Non : de fait, tout s’imbrique car la musique et le texte ne font qu’un dans ce que les affiches annoncent comme un « spectacle musical », mais qu’il serait plus juste de nommer « mélodrame », au sens de ceux que composait Beethoven ou un certain Felix Mendelssohn. Grieg le savait qui a travaillé sa formation musicale à Leipzig, au Conservatoire créé par Mendelssohn. Dans ce genre, Grieg en était à son second essai, après Sigurd Jorsalfar en 1872, pour la pièce de Bjørnstjerne Bjørnson qui ne connut pas la même destinée.  

L’adaptation française d’Olivier Py, omniprésent puisque metteur en scène et acteur, propose une version française – y compris les passages chantés – actualisée, cohérente et resserrée d’un spectacle de trois heures trente où la musique a donc toute sa place, soit une partition d’une grande heure (il en manque tout de même une demi-heure[1]) qui ne cesse de ponctuer l’action délirante, grotesque et tragique à la fois.

Acte 2- Les Trolls © Olivier Py
Acte 4- Le Naufrage © Olivier Py
Acte 5- Le Fjord © Olivier Py

Sous la direction efficace et poétique de la cheffe estonienne Anu Tali, l’Orchestre de Chambre de Paris sait varier les couleurs, les climats et rendre à ces musiques célébrissimes leur vraie place. Le matin rêveur, la bouleversante Mort d’Ase, la diaphane et langoureuse Danse d’Anitra, le Roi de la Montagne, toutes ces pages, qui ont beaucoup fait pour la notoriété de Grieg dès le spectacle originel de 1876, reprennent leur saveur. Peut-être manquait-il parfois une violence, une folie orchestrale plus assumées, que le texte et l’interprétation du Peer Gynt déchaîné de Bertrand de Roffignac imposaient.

Anu Tali © Kaupo Kikkas

Deux autres regrets cependant, celui lié au choix de la mise en scène : l’orchestre étant placé au fond de plateau, il est sonorisé, comme d’ailleurs tous les acteurs-chanteurs. L’avantage est de faire des musiciens des acteurs à part entière – occultés lorsque le théâtre prend la primauté, visibles avec des jeux de lumières, de rideaux et d’arrière-plan en ombres chinoises. L’inconvénient est de changer la perspective musicale et son niveau sonore. Par ailleurs, on regrette aussi l’absence d’un hardingfele, ce violon traditionnel norvégien à cordes sympathiques, remplacé ici par un violon d’orchestre.

La soprano portugaise Raquel Camarinha interprète et chante une Solveig mystérieuse. Ses airs dévoilent une voix souple, limpide, aux aigus cristallins, et la tant attendue Chanson de Solveig nous émeut profondément. Les treize comédiens se muent d’ailleurs en chanteurs, danseurs, forment le chœur des trolls ou de la danse arabe, tous parfaits dans leurs rôles multiples, avec une mention particulière pour l’Anitra mutine et cristalline de Clémentine Bourgoin, et plus encore pour Céline Chéenne, qui donne à Aase, la mère de Peer, une humanité déchirante. La distribution masculine ne le cède en rien, de Damien Bigourdan en inénarrable roi des trolls avant de camper un docteur déjanté, à ses autres acolytes.

Le scénographe Pierre-André Weitz a choisi un décor sombre comme l’histoire et des costumes très adaptés aux ambiances. Les trolls sont particulièrement réussis, tout comme le mystérieux Grand Courbe, tout en noir. La scène du mariage (premier acte), tout comme celle, glaçante, de l’asile (quatrième acte) sont magnifiées par l’utilisation du plateau qui se lève, alors que l’orientalisme au kitch assumé de la partie africaine du périple de Peer est baigné de lumière autour d’un palmier que le héros, puis un singe, n’hésitera pas à gravir jusqu’au haut. Tout dans ce spectacle relève d’une cohérence dramatique et d’une vision pensée de l’œuvre d’un Ibsen élevé au rang de symbole de cette Norvège qu’il supportait si mal qu’il préféra passer le plus clair de sa vie en Italie (c’est d’ailleurs à Rome qu’il écrivit sa pièce).

Et puis, au cœur de tout cela, il y a Peer, et l’interprétation épique de Bertrand de Roffignac est proprement époustouflante. Il est ce personnage mythomane halluciné, tour à tour rêveur, déclassé, anti-héros, raté, prophète, affabulateur, fou, poète, empereur du monde… Il rugit et interpelle, il hurle et fanfaronne, il panique et fornique, il éructe et crache, il danse et chante, il rit et pleure, il jouit et se meurt. Sans foi ni loi – les religions en prennent pour leur grade – Peer, l’innocent alla Dostoievsky, est le centre et le moteur du spectacle. Bertrand de Roffignac en est l’âme exaltée. Peer abuse d’une mariée, engrosse la fille du Roi des trolls, s’enrichit grâce à la traite d’esclaves, fait naufrage et, passant à côté de son existence, après ces années d’errance, revient vers son lieu natal pour y mourir, non sans avoir philosophé à la manière de Søren Kiekegaard : « Sois-toi-même ! ». Et, sous le choc, nous sortons saisis d’un questionnement métaphysique insondable.

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[1] Pour une excellente version enregistrée, celle signée par l’Orchestre Philharmonique de Londres et le Chœur d’Oslo, dirigés en 1978 par Per Dreier, est de loin la plus recommandable (2 CD Unicorn)

Photo Marc Dumont

Les artistes

Peer Gynt : Bertrand de Roffignac
Aase : Céline Chéenne
Solveig : Raquel Camarinha
Anitra : Clémentine Bourgoin

Orchestre de Chambre de Paris, dir. Anu Tali
Mise en scène : Olivier Py

Le programme

Peer Gynt

Pièce d’Henrik Ibsen, musique d’Edvard Grieg, jouée pour la première fois au Christiania Theatre d’Oslo le 24 février 1876.
Adaptation en français d’Olivier Py. Paris, Théâtre du Châtelet, représentation du vendredi 7 mars 2025.