La Force du destin, Lyon, 14 mars 2025
Absente de la scène lyonnaise depuis quarante-cinq ans, la Force du destin bénéficie de la direction époustouflante de Daniele Rustioni et d’une mise en scène iconoclaste mais efficace de Ersan Mondtag qui souligne, sans doute insuffisamment, la dimension versatile (politique et sentimentale) du plus baroque des opéras romantiques de Verdi.
Inspiré de l’Ernani espagnol (Álvaro o La fuerza del sino), l’opéra de Verdi avait été créé une première fois à Saint-Pétersbourg en 1862 dans une version plus fidèle à la pièce de Rivas. La refonte scaligère modifie l’ordonnancement de certaines scènes et remplace la succession des morts tragiques par un trio spirituel sur lequel s’achève l’opéra. Mais l’œuvre n’en reste pas moins emberlificotée, assez foutraque dans son intrigue peu vraisemblable, faisant se côtoyer le sublime et le grotesque, le pathétique et le vulgaire que symbolisent par exemple le superbe « Me pellegrina ed orfana » de Leonora du premier acte et le célèbre « Rataplan » de Preziosilla du troisième acte. Difficile d’y voir autre chose qu’un mélodrame à l’issue tragique, dont le seul coupable est en fait le destin, c’est-à-dire le hasard. En outre, les vers de Piave ne magnifient guère la qualité littéraire du texte. N’est pas Boito qui veut.
Cette dimension hybride – présente dès la célébrissime ouverture – est très bien rendue par la vision grandiloquente de Ersan Mondtag qui évoque tout à la fois les méandres des architectures d’un Piranèse pour le premier décor et les constructions néo-baroques du Palais du Facteur Cheval mâtinées d’esprit bédéiste pour le deuxième décor, dont les centaines de têtes de mort (calavera en espagnol, un clin d’œil au marquis de Calatrava tué au début de l’opéra ?), notamment sur la toile peinte, font penser, stylistiquement, aux hallucinations d’un James Ensor. Une mise à distance que rend bien le tableau du campement militaire où les soldats assistent en spectateurs, assis sur des gradins latéraux, aux péripéties du tableau. Il y a une forme d’ingénuité dans la vision du jeune metteur en scène berlinois qui est parfaitement conforme à l’esprit de l’œuvre : même les drames romantiques les plus noirs frisent avec le ridicule.
La distribution réunie pour cette première mérite tous les éloges, malgré ici et là quelques légers problèmes de justesse. Y compris chez la Léonore de Hulkar Sabirova, splendide soprano dramatique, aux graves veloutés et à l’aigu légèrement métallique, qui compense certaines hésitations par un engagement dramatique sans faille. Ariunbaatar Ganbaatar (découvert récemment par le public parisien en Germont), habitué des grands rôles verdiens, campe un Don Carlo impérial, à la diction qui en impose (Verdi y était très sensible) et à l’éloquence dramatique efficace (dans sa scène de vengeance notamment, « Son Pereda »). Dans le rôle du « séducteur » Alvaro, le ténor Riccardo Massi possède un timbre solide et plein d’aisance, et brille notamment dans les duos. Rien à dire du vétéran Michele Pertusi, dont la voix légèrement chevrotante entre magnifiquement en résonance avec le rôle du Père gardien. Excellents Paolo Bordogna en Frère Melitone et Francesco Pittari en Maître Trabuco qui ajoutent à leur précellence vocale une prestance qui compense une direction d’acteurs parfois timide. La Preziosilla de Maria Barakova enchante par la fraîcheur et la puissance d’un timbre qui rend justice à un rôle dont on peut douter de son absolue nécessité dramatique, tandis que la brève apparition de la basse polonaise Rafał Pawnuk en marquis de Calatrava ne démérite guère. Une mention spéciale aux chœurs toujours excellemment dirigés par Benedict Kearns, assisté de Guillaume Rault.
Dans la fosse, Daniele Rustioni, pour son dernier opéra lyonnais avant son départ annoncé pour New York où il va devenir premier chef associé au Metropolitan Opera, livre une lecture proprement électrisante de la partition et conduit, comme à l’accoutumée, les forces de l’Orchestre de l’opéra de Lyon avec un sens dramatique stupéfiant, conjuguant virtuosité et élégance, toujours attentif aux changements de registre grâce auxquels le théâtre est tout autant dans la fosse que sur scène.
Donna Leonora di Vargas : Hulkar Sabirova
Don Alvaro : Riccardo Massi
Don Carlo di Vargas : Ariunbaatar Ganbaatar
Père gardien : Michele Pertusi
Preziosilla : Maria Barakova
Frère Melitone : Paolo Bordogna
Maître Trabuco : Francesco Pittari
Le Marquis de Calatrava : Rafał Pawnuk
Curra : Jenny Anne Flory
L’Alcade / le Chirurgien : Hugo Santos
Orchestre et chœur de l’opéra de Lyon : dir. Daniele Rustioni
Chef des chœurs : Benedict Kearns, Guillaume Rault
Dramaturgie : Till Briegleb
Mise en scène et scénographie : Ersan Mondtag
Costumes : Teresa Vergho
Lumières : Henning Streck
La Force du destin
Mélodrame en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé le 27 février 1869 à la Scala de Milan.
Opéra de Lyon, représentation du 14 mars 2025.