Avec cette MADAMA BUTTERFLY, les Berliner Philharmoniker offrent à Baden-Baden un splendide cadeau d’adieu !

Exceptionnelle Butterfly à Baden-Baden, avec un spectacle qui fera date : direction étincelante de Petrenko, distribution superlative… Quant à Livermore, il signe tout simplement ici l’un de ses spectacles plus forts. Un triomphe !

Avec ses 2 500 places, le Festspielhaus de Baden-Baden, paisible ville thermale de l’ouest du Bade-Wurtemberg, est le plus grand opéra d’Allemagne – le seul autre théâtre allemand de plus de 2 000 places est en fait le Nationaltheater de Munich. Reconstruit sur le site de l’ancienne gare, dont il utilise le bâtiment principal pour la billetterie, le vestiaire et un restaurant, tandis que la nouvelle partie se développe à l’arrière du bâtiment dans toute sa modernité, il accueille un festival annuel à Pâques, dont une production théâtrale qui comprend cette année Madama Butterfly sous la direction de Kirill Petrenko avec ses Berliner Philharmoniker.

Comme on pouvait s’y attendre, la lecture du chef d’orchestre russe du chef-d’œuvre de Puccini est non seulement magistrale, mais aussi, à certains égards, éclairante et révélatrice. Dès le début, la partition est débarrassée de toute mièvrerie présumée, de tout sentimentalisme, de tout « puccinisme » : nous écoutons de la musique moderne du XXe siècle, tranchante, épurée et dramatiquement efficace. Petrenko met en valeur des pages qui s’avèrent presque inédites, comme les poignantes valses à la Rosenkavalier dans la scène du Prince Yamadori, sept ans avant l’œuvre straussienne ! ou encore certains moments qui anticipent The Turn of the Screw de Britten, à savoir l’incident du ‘Malo, malo‘ au début de l’interlude après le chœur à bouche fermée. Mais même sans pousser trop loin le jeu des références musicales, il ne fait aucun doute que la partition de Butterfly (1904) contient d’extraordinaires éléments de modernité dévoilés dans une interprétation de chambre qui réserve les quelques pics dynamiques aux moments saillants du final tragique, à l’apparition de l’oncle Bonzo ou de l’onctueux entremetteur Goro, lorsque Butterfly se défend contre ses railleries au deuxième acte.

La musique de Butterfly contient une violence sous-jacente qui explose en véritables éruptions instrumentales, comme dans la scène d’amour de l’acte II, lorsque l’orchestre émet un fortissimo perçant ou lorsque les timbales semblent insinuer par leur battement tragique que Pinkerton ne reviendra jamais – ou encore lors du suicide de Cio-Cio-San, anticipé par la complainte du hautbois dans le sombre prélude. Pour le reste, les sonorités sont superbes, les fioritures exotiques dans leurs tournures pentatoniques magnifiquement recréées, et les délicats inserts de bois qui semblent provenir d’un seul instrument : rien ne « s’effiloche »,  et les cordes, aux sonorités parfaitement fondues entre elles, assument, dans leur ligne chaque rubato à l’unisson. C’est la dernière année des Berliner à Baden-Baden, la douzième. L’année prochaine, ils retourneront au Festival de Pâques de Salzbourg. Ils ne pouvaient pas offrir un meilleur cadeau d’adieu.

Eleonora Buratto et Jonathan Tetelman se sont déjà retrouvés dans la Tosca dirigée par Harding avec l’Orchestra dell’Accademia di Santa Cecilia, dans un enregistrement récemment publié. Ils se retrouvent maintenant pour cette Butterfly et leur interprétation est de nouveau marquante. Buratto est passée depuis longtemps du statut de soprano lyrique à celui de soprano dramatique, tout en conservant la pureté de sa ligne de chant et sa sensibilité interprétative. Son timbre à la fois sombre et chatoyant, sa tessiture étendue et son legato envoûtant recréent musicalement toutes les facettes émotionnelles de cette femme courageuse qui ne perd jamais sa dignité ni sa prestance sur scène.

Le personnage méprisable de Pinkerton est puni par Puccini sur le plan dramaturgique, qui le fait apparaître beaucoup au premier acte, pas du tout au deuxième et très peu au troisième, dans l’air de repentir à peine crédible « Addio, fiorito asil » ajouté seulement dans une version ultérieure. À cet égard, dans la phase politique actuelle, la première version de Butterfly, où le choc entre la culture japonaise et américaine est plus vif et la dénonciation du colonialisme plus forte, serait un modèle parfait de critique de l’Amérique. Qui sait si Puccini obtiendrait aujourd’hui un visa pour entrer aux États-Unis ?

Jonathan Tetelman ne fait rien pour rendre son personnage plus moralement acceptable, mais utilise son splendide instrument vocal et ses prouesses physiques pour rendre plausible l’amour de la jeune Japonaise pour le fringant Yankee. Spécialisé dans le répertoire italien, le ténor américano-chilien relève le défi avec une interprétation éclatante, des aigus éblouissants tenus encore plus longtemps que ne le prévoit la partition, soulignant ainsi l’extravagance et la superficialité du personnage.

Les seconds rôles sont excellents avec un très bon Tassis Christoyannis en Sharpless, le toujours efficace Didier Pieri en Goro, l’Oncle Bonzo de Giorgi Chelidze et le Yamadori d’Aksel Daveyan. Annoncée indisposée, Teresa Iervolino a néanmoins pleinement convaincu dans le rôle de Suzuki. Le Chœur philharmonique tchèque de Brno dirigé par Petr Fiala a été parfait.

Pour la première fois dans un théâtre allemand, Davide Livermore a conçu une production qui, sans renoncer à sa signature stylistique, est fondamentalement traditionnelle – il y a le Japon, les kimonos, les cerisiers en fleurs… – et linéaire dans sa narration. Elle se déroule cependant en 1978, lorsque le fils de Cio-Cio-San quitte l’Amérique et arrive au Japon pour retrouver ses racines, sa mère et sa liaison d’après-guerre, alors que les États-Unis étaient occupés à aider à la reconstruction du pays vaincu. Il n’a emporté avec lui que les dessins enfantins que l’on voit projetés sur les écrans, et il retrouve ici la vieille Suzuki, interprétée, comme le fils de Butterfly, par des artistes de Butoh. Ensemble, ils revoient les moments passés comme dans un long flash-back, un dispositif qui ne gêne en rien le plaisir de l’histoire, mais qui ajoute un élément d’émotion supplémentaire. Livermore ne renonce pas à la contribution des vidéos D-Wok avec des images de Nagasaki, des arbres en fleurs, des ciels nuageux, le cercle rouge du soleil, des montagnes plongées dans la brume, tandis que Giò Forma crée une scénographie simple mais efficace : une structure qui tourne ou se rétracte à l’arrière-plan, la maison qui, au troisième acte, devient une cage-prison pour le papillon Cio-Cio-San que nous voyons comme dans un théâtre d’ombres chinoises.

La mise en scène de Livermore comporte même un tour de passe-passe,  beau et fulgurant quand, comme dans les spectacles de Brachetti, la robe de Butterfly se transforme en un instant derrière le drapeau à étoiles et à rayures qui tombe d’en haut. C’est le moment du déshabillage pour la première nuit d’amour, une scène résolue avec beaucoup d’élégance par le metteur en scène qui place un alter ego de Cio-Cio-San dans les bras de Pinkerton, préservant ainsi la pureté de l’amour de l’ex-geisha. Le drapeau que l’on voit flotter en lambeaux dans l’eau dans les vidéos du finale devient le linceul de la femme sacrifiée.

Avec les costumes de Mariana Fracasso et les éclairages de Fiammetta Baldiserri, la mise en scène gagne le cœur du public et Livermore signe une performance qui s’avère être l’une de ses meilleures. Les plus de douze minutes d’ovation à la fin pour les responsables de la partie musicale, avec d’innombrables rappels témoignant de la gratitude du public pour ce beau cadeau de Pâques.

Per leggere questo articolo nella sua versione originale in italiano, cliccare sulla bandiera!



Les artistes

Madama Butterfly (Cio-Cio-San) : Eleonora Burrato
B.F. Pinkerton : Jonathan Tetelman
Sharpless : Tassis Christoyannis
Suzuki : Teresa Iervolino
Kate Pinkerton : Lilia Istratii
Sharpless : Tassis Christoyannis
Goro : Didier Pieri
Yamadori : Aksel Daveyan
Lo Zio Bonzo : Giorgi Chelidze
Commissario Imperiale : Jasurbek Khaydarov

Berliner Philharmoniker, Tschechischer Philharmonischer Chor Brünn, dir. Kirill Petrenko

Mise en scène : Davide Livermore
Décors : Giò Forma
Vidéo : D-Wok
Costumes : Mariana Fracasso
Lumières : Fiammetta Baldiserri

Le programme

Madama Butterly

Tragedia giapponese en trois actes de Giacomo Puccini, livret de Luigi Illica et Giuseppe Giacosa, créé à la Scala de Milan le 17 février 1904 (version remaniée : Teatro Grande de Brescia, le 28 mai 1904).

Baden-Baden, Festspielhaus, représentation du 15 avril 2025.