Der Freischütz au Théâtre des Champs-Élysées, sept balles et un Max
Photos : © Vincent Pontet
Avec ce Freischütz de Weber, Laurence Equilbey montre, une fois encore, qu’elle a un talent certain pour fédérer des équipes artistiques inventives et innovantes. Mais cela suffit-il à faire d’un spectacle « magique » une mise en scène aboutie ?
Du lieu et du temps de l’action, nous ne saurons rien ou presque. Une forêt, évidemment, l’intrigue du Freischütz ne saurait s’en passer mais une forêt projetée comme reflet d’un monde qui n’est plus. Un groupe de femmes et d’hommes portant le gris d’un uniforme que n’aurait pas renié Margaret Atwood dans sa Servante écarlate. Un groupe isolé et indéfini, vivant ou revivant une vie sociale aux principes antagonistes et moraux datés ou à venir. Et du noir, beaucoup de noir. Un noir propice à l’émergence d’un univers fantastique et faustien. Le diable rode, le Bien et le Mal luttent et la morale triomphe. La magie, noire bien sûr, opère et le Freischütz n’en demandait pas moins.
Pour créer cet univers d’un monde entre deux mondes, la Compagnie 14:20, cheffe de file du mouvement de la « magie nouvelle », use d’effets d’illusions permanents. Dès l’ouverture, en forme de bande-annonce intemporelle, ce ne sera que jeux de miroirs, voiles, lévitations, projections, hologrammes, amplification ou vidéos de l’infiniment grand et de l’immensément petit. Tout participe à la création d’espaces éphémères et multiples comme autant de passages entre des mondes invisibles et d’enfermements dans des espaces mentaux torturés.
Et surtout, il y a des balles. Sept balles fluorescentes ou phosphorescentes, le spectateur choisira. Sept balles comme le lointain écho des fameuses balles du concours de tir fondateur, topos romantique par excellence. Sept balles consacrées par le diable et qui seront récurrentes, parfois à l’excès, tout au long du spectacle. Au risque, qu’elles en oublient parfois de laisser toute leur place aux personnages.
C’est là que ce Freischütz achoppe. Pour que technologie « magistique » et poésie romantique se rejoignent, il manque la direction d’acteur qui aurait pu permettre au spectateur de se projeter, lui aussi, sur scène. Car Max, Agathe, Ännchen et les autres sont d’abord humains, terriblement humains avec ce qu’il faut de doutes, de soumissions, de noirceur et de légèreté pour qu’on se reconnaissent en eux, qu’ils nous touchent et nous troublent. Comment comprendre Max soit si peu réactif aux émotions d’Agathe voir à sa mort supposée ? Pourquoi Max et Kilian se tournent-ils autour sans interagir au début de l’œuvre et comment oser faire chanter le trio du deuxième acte face au public en 2019 dans un spectacle d’un telle inventivité ? La faiblesse est humaine comme nous le rappelle l’Ermite, garant moral de l’œuvre. Ne nous faisons pas plus méchant que le diable. D’autant que, pour ces quelques moments décevants, on apprécie l’humour de la scène du portait à l’acte 2 , la sournoiserie mesquine des demoiselles d’honneur à l’acte 3 ou l’ironie de la scène d’un Ermite/Superman, superstar finale.
Pour répondre à la noirceur scénique de ce Freischütz, c’est dans la fosse d’orchestre qu’on trouvera la lumière et la chaleur. Laurence Equilbey, à la tête de l’Insula Orchestra détaille, avec science et engagement, les couleurs d’associations instrumentales si propres à l’orchestration de Weber. Une interprétation sur instruments d’époque, avec les quelques faiblesses que cela peut engendrer parfois et d’où émergent de nombreux soli, notamment celui de l’alto solo Adrien La Marca sur instrument moderne, choix étonnant dans ce contexte… Il faut aussi avoir vu la cheffe d’orchestre ciseler à mains nues l’air d’Agathe au troisième acte pour comprendre son attachement à ce répertoire romantique allemand. Geste qui n’est pas sans rappeler le soin que Laurence Équilbey savait apporter à la sculpture du son lorsqu’elle défendait le répertoire a capella à la tête du chœur Accentus. Celui-ci est d’ailleurs l’un des acteurs importants de cette réussite musicale. Même s’il ne bénéficie pas toujours de conditions acoustiques favorables, avec notamment, de nombreux moments en fond de scène, sa qualité vocale et son homogénéité ne sont jamais prises en défaut. L’investissement des membres du chœur est notable, particulièrement lors de l’intervention des demoiselles d’honneur ou du chœur des chasseurs au troisième acte.
Cette production du Freischütz bénéficie d’une distribution vocale sans faille que la sortie prochaine d’un CD et d’un DVD du spectacle saura mettre en valeur. Des seconds rôles se détache plus particulièrement le Prince Ottokar de Daniel Schmutzhard à la voix brillante et avec ce qu’il faut d’héroïsme pour rendre le personnage marquant dans son autoritarisme buté. Anas Séguin est un Kilian à la belle présence même si on le sent parfois gêné aux entournures sur les notes les plus aigues de son rôle. Le Kuno de Thorsten Grümbel, légèrement engorgé en début de soirée révèle de beaux talents de diseurs et Christian Immler compense par sa prestance physique le manque d’ampleur de sa voix de baryton, là où on attendrait une vocalité plus large et profonde pour l’Ermite.
Le baryton-basse russe Vladimir Baykov campe un Kaspar antipathique à souhait. Il met au service de ce personnage sombre et maléfique sa voix imposante aux graves sonores, homogène et aisée dans les différents registres. Seule l’écriture acrobatique de son premier air semble le laisser un peu court d’aigus.
Der Freischütz Carl Maria Von Weber
Les deux rôles féminins, sont également très biens servis. La soprano suisse Chiara Skerath est une Ännchen à la voix fraiche, piquante et idéalement projetés même si quelques nasalités se laissent parfois entendre. Elle endosse ce personnage, le plus typé musicalement de l’œuvre, avec une facilité déconcertante. Vive, ingénue, sympathique, effrontée et scéniquement virevoltante, Chiara Skerath a trouvé là un rôle à sa mesure et le public ne s’y est pas trompé.
La soprano sud-africaine Johanni van Oostrum est une Agathe à la voix ronde et veloutée. Son sens des nuances et sa diction font merveilles dans ses deux airs. Son investissement émotionnel rend palpable le caractère d’un personnage partagé entre les principes moraux de l’éternel féminin et de la femme pieuse. Les duos avec Ännchen sont de petits bijoux d’équilibre. Ne lui manque qu’un soupçon de puissance pour faire jeu égal avec le Max de Stanislas de Barbeyrac.
Grand triomphateur de la soirée, le ténor français fait de sa prise de rôle un magnifique moment vocal et musical. Sa voix s’épanouit pleinement dans ce rôle de Max, personnage faustien soumis au Bien et au Mal. La projection est insolente et la voix sombre et brillante à la fois. Stanislas de Barbeyrac nous fait entendre un Max déjà bien éloigné du Tamino de la Flûte enchantée. Le Florestan de Fidelio est passé par là et Wagner s’annonce déjà. Weber et le Freischütz ne pouvaient être mieux servis.
N’oublions pas la performance du danseur Clément Dazin, Samiel d’une souplesse diabolique et saluons les huées comme les hourras qui ont accueilli ce spectacle en fin de soirée. Il semblerait que cette mise en scène de la Compagnie 14:20 en ait déconcerté plus d’un. Si l’indifférence est le début de l’échec, ce Freischütz est indéniablement une réussite.
Stanislas de Barbeyrac Max
Johanni Van Oostrum Agathe
Chiara Skerath Ännchen
Vladimir Baykov Kaspar
Christian Immler L’Ermite
Thorsten Grümbel Kuno
Daniel Schmutzhard Ottokar
Anas Séguin Kilian
Clément Dazin Samiel
Laurence Equilbey direction
Insula orchestra
accentus direction Frank Markowitsch
Clément Debailleul et Raphaël Navarro (Cie 14:20) mise en scène
Valentine Losseau (Cie 14:20) dramaturgie
Clément Debailleul coordination artistique, scénographie et vidéo
Aragorn Boulanger chorégraphie
Siegrid Petit-Imbert costumes
Elsa Revol lumières
Théâtre des Champs-Élysées, Paris, représentation du samedi 19 octobre 2019