Sans doute Rosetta Cucchi a-t-elle considéré qu’une intrigue se déroulant dans l’Espagne du XIVe siècle et mettant en scène un amour impossible entre un jeune novice et la favorite d’un roi était pleine de poussière et devenue incompréhensible pour le public d’aujourd’hui. Armée de tout l’équipement indispensable à un bon nettoyage, elle a donc, selon la formule très en usage aujourd’hui, dépoussiéré tout cela et proposé une nouvelle intrigue bien plus intéressante et bien plus claire. Nous sommes de toute évidence plusieurs centaines ou milliers d’années après notre ère (à moins que l’intrigue ne prenne place aujourd’hui mais dans une autre galaxie ?) ; hélas, le mouvement MeToo, de toute évidence, a fait un flop : tous les hommes sont immondes avec les femmes ; toutes les femmes sont victimes de leur violence et de leur bestialité. Les moines du premier acte vénèrent des plantes ou des fleurs conservées précieusement dans des bocaux. Les dames de la cour d’Alphonse sont toutes coiffées façon Daenerrys dans Game of Thrones, longue chevelure blanche retenue par des nattes, toute amorphes et inexpressives, sans doute épuisées par les vilaines actions des messieurs à leur encontre. Il faut dire qu’ils les maltraitent dès qu’ils les croisent, même pendant la musique alerte du chœur du 3e acte « Déjà dans la chapelle », alors que le roi s’apprête à présenter à Fernand celle qui doit devenir sa femme (ils sont alors à deux doigts de violer la malheureuse Inès…) Notons qu’Alphonse n’est pas le moins vilain de tous. Alors que Léonor, qui était enfermée dans un grand bocal en plastique, sort pour lui couvrir gentiment les épaules d’un petit perfecto pendant qu’il chante « Léonor, mon amour brave l’univers et Dieu pour toi ! » sous l’œil hagard des Daenerrys en série, il saisit brutalement le bras de la pauvre femme à l’aide d’une main mécanique et la force à s’agenouiller devant lui. Quant aux autres messieurs, ils sont tellement imprégnés de la culture du patriarcat qu’ils forcent deux d’entre elles à danser (toujours dans ce grand bocal en plastique). Quels goujats. À la fin de la danse, l’une tombe à terre, raide morte. Et les hommes, au lieu de s’en émouvoir, sont à ce point méchants qu’ils tendent tous vers elle leur main équipée d’un petit boîtier noir ressemblant à une télécommande. Heureusement, le grand prêtre de la secte arrive avec une plante en bocal. Comme il est très très en colère, il jette le bocal par terre. Normal. Du coup les hommes tombent et se tordent dans tous les sens. Logique. Un peu plus tard, lorsque Fernand apprend que Léonor est la favorite d’Alphonse, il n’est pas content du tout. On le comprend. Alors il arrache de la robe de Léonor un motif représentant une petite branche. Cette fois-ci, c’est Léonor qui n’est pas contente, mais alors pas du tout. On la comprend. Pourtant, elle retrouve Fernand au dernier acte avant de mourir, alors qu’apparaissent en fond de scène plusieurs mannequins de femmes en plastique blanc. Voilà voilà. Très bien dépoussiéré.
Musicalement, le spectacle est assez inégal. John Osborn réserve quelques très beaux moments dans les scènes élégiaques, et ses airs sont chantés avec beaucoup de classe. Comme souvent avec ce bel artiste, ce sont les scènes de vaillance qui le montrent moins à son aise. Obligé de forcer ses moyens, il ne parvient pas toujours à conserver leur élégance à la ligne de chant et au phrasé. La voix et l’émission de Vito Priante sont sans doute moins arrogantes que celles d’un Milnes, d’un Bacquier ou d’un Hvorostovsky. Mais cela permet au baryton italien de proposer un Alphonse humain et tout sauf monolithique, ce qui rend le personnage intéressant – même si cette caractérisation vocale n’est pas tout à fait en phase avec la brutalité du personnage voulue par la metteuse en scène. Simon Lim est un Balthazar sonore mais au français un peu exotique. Côté femmes, nous sommes habitués en Inès à des sopranos plus corsés que celui de Pauline Rouillard, encore très frêle et un peu acide. Veronica Simeoni est une belle artiste, toujours très engagée et tout à fait crédible, mais outre le fait que nous retrouvons certains défauts déjà constatés dans sa Marguerite romaine (un soutien manquant légèrement de fermeté, ce qui conduit à une ligne de chant un peu hasardeuse, parfois à la limite de la justesse), le rôle de Léonor, très exigeant, semble excéder ses moyens actuels, notamment en termes de projections et d’assurance dans l’aigu – si bien que la chanteuse parvient au terme de la soirée dans un état de fatigue vocale assez audible…
La direction de Donato Renzetti est tendue et dramatique, mais elle est souvent excessivement sonore, tirant parfois l’œuvre vers une esthétique qui sera plus celle de la seconde moitié de l’ottocento.
Bref, si vous vous faisiez une joie d’entendre et de voir La Favorite dans sa version originale française (les occasions ne sont pas aussi fréquentes que cela…), mieux vaut vous tourner vers la belle version de Marcello Viotti avec une Vesselina Kasarova certes exotique mais fort émouvante et Ramon Vargas, ou encore vers les extraits enregistrés en 1912 et publiés par Malibran (avec François Ruhlmann, Ketty Lapeyrette, Henri Albers, Robert Lassalle), témoignage de la façon dont on chantait Donizetti en France au début du siècle dernier.
Spectacle sur RaiPlay
Léonor de Guzman Veronica Simeoni
Fernand John Osborn
Alphonse XI Vito Priante
Balthazar Simon Lim
Don Gaspar Ivan Ayon Rivas
Inès Pauline Rouillard
Un seigneur Salvatore De Benedetto
Orchestre et Choeurs du Teatro la Fenice, dir. Donato Renzetti
La Favorite
Opéra en quatre actes de Donizetti, livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz d’après Les Amours malheureuses ou le Comte de Comminges de Baculard d’Arnaud, créé à l’Opéra de Paris le 2 décembre 1840.
Spectacle enregistré à Venise (La Fenice) en mai 2016