STRAUS, Les Perles de Cléopâtre (Berlin) – Une savoureuse redécouverte germano-égyptienne !
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Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer la belle résurrection de l’Opéra-Comique berlinois, due aux efforts, à la ténacité et à l’imagination de Barrie Kosky, grâce à qui cette salle, dont on redoutait il n’y a guère la fermeture, est devenue l’une des scènes lyriques importantes de Berlin et d’Allemagne. (Voir nos comptes rendus de Frühlingsstürme et d’Eugène Onéguine). Les Perles de Cléopâtre d’Oscar Straus sont devenues le symbole de cette nouvelle ère : le spectacle, créé en 2016, connut un formidable succès et est depuis régulièrement repris (il le sera lors de la prochaine saison, pour des représentations qui courront de février à juin).
Cette opérette, créée à Vienne en 1923, est aujourd’hui bien oubliée, en tout cas en France où Oscar Straus n’est plus guère joué – lorsqu’il l’était, essentiellement en province jusqu’à la fin du XXe siècle, c’était surtout pour les adaptations françaises de Ein Walzertraum (Rêve de valse) et de ses Drei Walzer (Les Trois Valses), immortalisées à l’écran par Yvonne Printemps et Pierre Fresnay (1) – et dont certaines grandes sopranos, telles Régine Crespin dans son album Prima donna in Paris, n’hésitèrent pas à graver quelques extraits.
Qu’a-t-il manqué aux Perles de Cléopâtre pour s’imposer durablement ? Peut-être un livret plus solide (l’ « intrigue » est essentiellement constituée d’une succession de scènes comiques, mais n’avance guère) ; sans doute aussi un véritable « tube »… L’œuvre, pourtant, tient la route. Elle regorge de moments très drôles. Les librettistes, de toute évidence, connaissent bien leur Offenbach, notamment La Belle Hélène (Cléopâtre accepte de succomber à l’amour pour ne pas contrarier les dieux, comme Hélène accepte de se soumettre à la « fatalité » ; et le premier ministre Pampylus rappelle irrésistiblement Calchas), mais aussi Orphée aux enfers (on y célèbre Bacchus dans un ensemble endiablé où résonne le cri Évohé !) et La Grande-Duchesse, dont Cléopâtre semble la lointaine ancêtre : ne promeut-elle pas les jeunes hommes qui répondent à ses avances ? Ne fait-elle pas comme elle l’objet d’une conspiration ? N’a-t-elle pas comme elle jeté son dévolu sur un homme qui lui préfère finalement une jeune femme très simple ? Ne refuse-t-elle pas comme elle de recevoir un jeune diplomate, sous le charme duquel elle finira par tomber ? Sans parler du « cabinet vert » qui évoque bien sûr le « pavillon de l’aile droite »… La musique est quant à elle assez étonnante, et plus d’une fois intéressante – ce qui n’est guère surprenant pour un compositeur qui s’était d’abord fait connaître par des opéras-comiques (entre autres Der Weise von Cordova, créé à Bratislava en 1894, ou Der schwarz Mann, créé à Kolberg en 1903). Elle mêle l’opérette viennoise dans ses formes les plus classiques à la comédie musicale, voire la revue de music-hall. Messager, à la même époque, ne procédait pas autrement avec L’Amour masqué (1923), Passionnément (1926) ou Coup de roulis (1928).
L’efficacité dramatique et musicale de l’œuvre tient aussi au soin extrême avec lequel elle est ici montée. L’Orphée aux enfers salzbourgeois de Barrie Kosky ne m’avait guère convaincu… Mais ici, l’humour est de tous les instants, le moindre gag fait mouche et les rires fusent du public à chaque minute ! Barrie Kosky et son équipe proposent un spectacle absolument délirant, où le burlesque le dispute à l’absurde, la parodie à l’extravagance, le farfelu à la pure folie. Surtout, le spectacle est extrêmement rafraichissant pour un spectateur français : chez nous, les œuvres comiques se cantonnent un peu trop au seul Offenbach, et les metteurs en scène qui s’y collent (ils se comptent sur les doigts d’une main…) utilisent quasi toujours les mêmes ficelles – qui ont fait leurs preuves, mais qui finissent vraiment par lasser –, à savoir une transposition dans le monde contemporain et une sexualité exacerbée des personnages. De notre côté du Rhin, Cléopâtre aurait évidemment été PDG d’une entreprise pétrolière, et sa mise (tailleur strict, lunettes sévères et coiffure au carré) aurait mal caché une hyper-libido qui se serait exprimée avec les employés de sa boîte à qui elle aurait accordé des promotions moyennant quelques faveurs sexuelles complaisamment exposées au public. Et les Romains Silvius et Marc Antoine auraient bien sûr été des Américains cupides tentant de racheter l’entreprise.
Rien de tel à la Komische Oper : nous sommes bien plongés en pleine Égypte antique, avec sarcophages, hiéroglyphes et légionnaires romains, ce qui n’empêche nullement les spectateurs de rire et d’établir (tout seuls, comme des grands et sans qu’on ait besoin de les leur souligner) certains parallèles avec l’actualité. Aucune vulgarité dans le spectacle, à l’exception incompréhensible d’une réplique (dite en français) d’une grossièreté hallucinante (« Elle me casse les couilles, cette bite de chameau ». Sic…) Les connotations sexuelles sont nombreuses dans le livret, mais elles sont d’autant plus drôles et savoureuses qu’elles restent dites sur le mode de l’allusion. On n’ose imaginer ce qu’aurait fait tel metteur en scène français de l’air d’entrée de Beladonis (!), dans lequel le jeune homme explique que les femmes ont beaucoup de mal à résister à la mélodie de sa flûte… Et surtout, Barie Kosky écoute, comprend et respecte la musique : le très beau duo d’amour entre Silvius et Charmian ne fait l’objet d’aucun gag venant entacher le romantisme revendiqué de la page. (On se souvient du pénible duo du rêve de La Belle Hélène – par ailleurs très réussie – de Laurent Pelly, gâché par l’apparition de moutons suscitant fort malencontreusement les éclats de rire du public…)
Le spectacle est porté par un orchestre (dirigé avec tout le punch nécessaire par Adam Benzwi) ayant parfaitement su s’adapter à une écriture qui n’est pourtant pas son pain quotidien, et une troupe de chanteurs-acteurs absolument excellents : Talya Lieberman est une Charmian irrésistible d’allant et de fraîcheur vocale et scénique. Johannes Dunz campe un Beladonis extrêmement drôle, ce qui ne l’empêche pas de soigner sa ligne de chant, notamment dans la scène où il dialogue avec la flûte – et qui semble un clin d’œil à la Lucia de Donizetti. Dominik Köninger réussit l’exploit, en Silvius, d’être à la fois ridicule… et sexy ! Cet artiste qui, sur cette même scène, est aussi un Comte des Noces, un Papageno de La Flûte ou un Orphée de Monteverdi particulièrement apprécié se montre, comme à son habitude, aussi bon chanteur que comédien. Le Français Dominique Horwitz est un Pampylus sournois à souhait, et la comédienne Dagmar Manzel compose, en Cléopâtre, un numéro absolument impayable. Insupportable, touchante, drôle (sa scène avec le Marc Antoine de Peter Renz au dernier acte est à pleurer de rire !), elle remporte au rideau final un véritable triomphe.
Mais la réussite ne serait pas aussi complète sans les merveilleux danseurs, interprétant avec humour et enthousiasme la chorégraphie incroyable et complètement déjantée d’un Otto Pichler particulièrement inspiré. Un sommet absolu dans le burlesque !
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(1) Rappelons également la reprise des Sacrés Nibelungen au festival de Montpellier en 1997.
Cléopâtre, reine d’Égypte Dagmar Manzel
Beladonis, prince de Syrie Johannes Dunz
Silvius, officier romain Dominik Köninger
Pampylus, premier ministre égyptien Dominique Horwitz
Charmian, une dame de cour Talya Lieberman
Marc Antoine Peter Renz
Chœurs et orchestre de la Komische Oper, Lindenquintett, Berlin, dir. Adam Benzwi
Mise en scène Barrie Kosky
Chorégraphie Otto Pichler
Les Perles de Cléopâtre
Opérette en trois actes, musique d’Oscar Straus, livret de Julius Brammer, Alfred Grünwald), créée le à Vienne.
Komische Oper de Berlin, représentation du 03 décembre 2016