Crédit photos : © Patrice Nin
PÉNÉLOPE de Fauré au Capitole de Toulouse dans sa version originale avec piano
Promoteur des redécouvertes du domaine français, le Capitole de Toulouse nous offre une rareté cette saison, Pénélope, unique opéra de Gabriel Fauré sur un livret de René Fauchois, dans sa version originale avec piano, en version concertante. En cette période de couvre-feu, le public de la métropole occitane semble en avoir saisi le prix : la fréquentation optimale et l’accueil chaleureux valident le choix. D’autant que la soirée lyrique est le coup d’envoi des Journées Gabriel Fauré du 23 au 25 octobre, imaginées par le directeur du Capitole, Christophe Ghristi, et la pianiste Anne Le Bozec. Les 24 et 25 octobre, trois concerts se succèdent, le premier étant dédié aux œuvres pianistiques, les suivants aux grands cycles de mélodies du compositeur ariégeois.
Longue genèse et carrière chaotique de Pénélope
Après plusieurs années de travail, Pénélope est créé à l’Opéra de Monte-Carlo le 4 mars 1913 sous la direction de Léon Jéhin et dans les décors néo-grecs d’Alphonse Visconti. L’œuvre est l’aboutissement du savoir-faire fauréen (à l’âge de 68 ans), tant dans les aspects musicaux que dramatiques. En effet, les auteurs réunissent les ingrédients originaux de l’Odyssée sans pour autant se centrer sur l’intrépide Ulysse, mais plutôt sur son épouse affrontant la longue absence du héros. L’idée de réunir l’auteur dramatique René Fauchois (1882-1962) et le compositeur au faite de sa carrière (directeur du Conservatoire, élu à l’Institut) émane de Lucienne Bréval (1869-1935), soprano dramatique d’envergure. Créatrice du rôle-titre, elle sera adoubée par Fauré qui lui écrit à l’issue d’une répétition en 1913 : « Vous avez fait vivre Pénélope dès hier soir et vous m’avez donné l’espoir que je ne me suis pas trompé. Et que les accents du personnage correspondent à votre admirable nature ».
Pour sa reprise parisienne en mai 1913, Pénélope bénéficie des regards de toute la presse : c’est la saison inaugurale du Théâtre des Champs-Elysées. Lors de ses reprises à l’Opéra-Comique en 1919 (scène initialement prévue par Fauré), puis en 1923, ce sont les créateurs solistes, Lucienne Bréval (Pénélope) et Lucien Muratore (Ulysse) qui en assurent les reprises, avant le transfert de Pénélope au Théâtre antique d’Orange (juillet 1923) avec Germaine Lubin. Après sa version intégrale montée à l’Opéra de Paris sous l’Occupation (1943) et reprise lors du centenaire Fauré (1945), l’œuvre peine à s’imposer à la scène dans l’après-guerre. La figure féminine de l’épouse fidèle et rusée n’est pas un type théâtral si courant que cela dans une société encore patriarcale en dépit du nouveau contexte social – l’effort de guerre des femmes. Et l’univers de l’œuvre est difficile à classer : pas assez antique avec son dénouement heureux ? Trop singulier ou trop sobre ? Œuvre coûteuse à monter dans sa version orchestrale ? En 2015, l’Opéra national du Rhin en a réalisé une belle version orchestrale et scénique signée d’Olivier Py (voir la diffusion sur Arte concert :
Au Capitole, cette production aboutie de Pénélope est une redécouverte par le choix de la version intime avec piano. Une sonorité qui convient tant à « l’ineffable » fauréen et au génie du mélodiste que célébrait Vladimir Jankélévitch.
Une dramaturgie musicale autour de l’héroïne antique
Si l’influence wagnérienne préside à l’élaboration de ce poème lyrique en trois actes – Fauré accomplit le pèlerinage à Bayreuth en 1888 avec son ami André Messager – la conception dramatique excède tout cadre lyrique contemporain. Certes, l’utilisation de motifs de rappel irriguant l’œuvre lorgne du côté de Wagner, la déclamation lyrique vers son maître Saint-Saëns et l’élargissement de la tonalité vers les contemporains de Debussy ou de Schoenberg. Mais l’alchimie dramatique que Fauré et Fauchois réalisent tient en un paradoxe : la noblesse antique de Pénélope s’exprime dans un nuancier d’une gradation extrême, depuis l’intimité plaintive (1er acte) jusqu’au cri amoureux, celui de l’épouse solitaire, accablée par les prétendants au trône. Depuis Alceste de Glück (1776) ou Fidelio de Beethoven (1814), aucun opéra célébrant l’amour conjugal n’avait cette capacité de bouleverser les spectateurs. En outre, l’expérience de la grandeur antique est acquise par Fauré depuis sa musique de scène de Prométhée dans les arènes de Béziers (1900).
Dans cette version avec piano, et concertante (sans mise en scène donc), la lisibilité poétique et celle du sens des paroles sont optimales. Nous découvrons à quel point la dramaturgie est essentiellement poético-musicale. Une manière de s’en convaincre – peut-être singulière (mais l’œuvre l’est intrinsèquement) – serait de relever le traitement des paroles de femme, tant le rôle-titre est le pivot des scènes.
Le tableau des servantes, qui ouvre le 1er acte, est un miracle au féminin. Leurs interjections se croisent avec une gracieuse fébrilité pour camper la situation dramatique de Pénélope abandonnée depuis vingt ans par Ulysse. Après les lascives propositions des hommes, l’explosion de leur seul unisson – « Les fuseaux sont lourds ! » – en dit long sur la fameuse toile de l’héroïne, tissée le jour, déconstruite la nuit par ruse. L’apparition de la nourrice approfondit cet univers féminin par de justes observations sur la douleur de l’absence.
Mais le sommet de l’émotion n’est-il pas réservé aux interventions de Pénélope, au mépris de l’emphase si souvent associée à la représentation de l’antique (Déjanire de Saint-Saëns, Ariane de Massenet, Elektra de R. Strauss) ? Irrésistiblement humaine dans son invocation de l’époux – « Ulysse guerrier doux » – elle s’enflamme peu à peu pour prophétiser « Ulysse apparaîtra, splendide ! » avant d’atteindre un premier climax sur le véhément « Secoue ma détresse ! ». Au second acte, son air de stase depuis le rocher face à la mer est simplement sublime. Telle Sapho (plutôt qu’Isolde), elle déplore sobrement « Nulle voile ne bouge ». Ensuite, face au pauvre vieillard (Ulysse travesti) qu’elle accueille avec charité, Pénélope tremble à l’écoute d’une voix qui lui est chère, sans cependant l’identifier. Elle se hausse jusqu’à l’imprécation en accusant « Mer cruelle, implacables flots ! » Toutefois, c’est au troisième acte que le spectateur découvre le visage impérieusement haineux de Pénélope s’adressant aux prétendants qui la somment d’épouser l’un d’entre eux : « Dans mon mépris, vous êtes tous égaux ! ». La fureur vocale fait ici vibrer un expressionisme « à la française » : on pense à l’Ariane de Paul Dukas ou à la Guilhen de Fervaal de d’Indy (d’ailleurs chantée par Lucienne Bréval). Le paroxysme des nuances et des aigus couvre alors sa vision prémonitoire du champ de bataille des prétendants exécutés (une prémonition de la Grande Guerre ?). Enfin, après la victoire d’Ulysse lors de l’épreuve de l’arc (qui évince tous les prétendants), l’amoureuse clame son amour retrouvé : « J’entends ta voix, ta chère voix ! » Le duo simultané, celui de la fusion du couple Pénélope/ Ulysse, peut alors advenir : « Nous allons vivre ! » Une injonction qui secoue les auditeurs de la soirée en cette période de repli social.
Des interprètes solidaires et investis jusque dans la sobriété
Au Capitole, la solidarité des artistes lyriques est bien réelle sur le plateau. En effet, en raison de la défection de dernière minute du chœur (pour plusieurs cas de Covid 19), « les merveilleux solistes ont appris en 48 heures les parties de chœur » nous apprend le directeur du Capitole en préambule du spectacle ! De fait, si les épisodes choraux sont rares, leurs harmonies modales ou quasi atonales ravissent l’oreille : « Nous avions vingt ans » (1er acte) et le chœur final « Gloire à Zeus ! » spatialisé en antiphonie.
Pour cette version concertante, la disposition des artistes est une sorte de scénographie hiératique qui convient à la représentation de l’Antique. Ils sont disposés en arc de cercle avec le piano derrière, le gynécée des femmes (côté Jardin) regroupe les cinq servantes et la nourrice Euryclée. Il s’oppose au clan des hommes (côté Cour), soit les quatre prétendants et Eumée, tandis que Pénélope ou Ulysse (ou tous deux) siègent au centre de cette constellation. Tous et toutes sont d’une beauté saisissante en tenue noire de soirée, le blanc étant réservée à l’héroïne.
Au sein du cercle féminin, nous apprécions le velouté opulent et charnel de la nourrice Euryclée (Anaïk Morel, mezzo soprano). Parmi les cinq servantes, nous distinguons la clarté déclamatoire d’Olivia Doray (Mélantho) et de Victoire Bunel (Cléone) tout en goûtant l’épure du phrasé et l’écoute mutuelle de leurs consoeurs, Andreea Soare, Céline Laborie, Sonia Menen. Faisant bloc par l’arrogance de leur chant et de leurs éclats de rire (transition entre Prélude et 1er acte), les quatre prétendants rivalisent de prestance vocale. Fauré a privilégié deux rôles – Antinoüs et Ctésippe – respectivement interprétés par les excellents Mathias Vidal (ténor dont l’expressive intervention du 3e acte « Reine ! » est généreuse) et Marc Mauillon (baryton), mélodistes en complicité avec la pianiste. Leurs partenaires sont également convaincants – le ténor Engerrand de Hys, le baryton Thomas Dolié. Le solo du berger Eumée ouvrant le 2e acte (la basse Frédéric Caton à l’excellente articulation) est un modèle de prosodie vocale, dont Fauré est passé maître au gré de son immense corpus de mélodies. Et la reconnaissance d’Ulysse par Eumée et le chœur des bergers est d’une expressivité communicative.
La progression du rôle d’Ulysse – vieillard fatigué au 1er acte, se métamorphosant en vaillant amant (« Épouse chérie »), puis en rusé chef de clan (2e et 3e acte) – est maitrisée par le ténor espagnol Airam Hernandez. En 2019, son interprétation de Pollione avait été remarquable lors des représentations toulousaines de Norma. La douceur initiale du timbre gagne peu à peu en vigueur, en fonction de la dramaturgie. Sa maîtrise du chant cantillé avec ductilité (le Fauré de la Schola Cantorum) n’occulte pas la vaillance de l’aigu lors des accents héroïques : « Je suis Ulysse, votre roi ! ». La seule réserve réside dans le systématisme du vibrato sur les points d’appui forte.
Reine de la scène, la soprano dramatique Catherine Hunold (Pénélope) séduit par son charisme de tragédienne et la palette de ses talents vocaux. Sa confrontation avec les plus grands rôles de l’opéra wagnérien et straussien (au Capitole dans Ariadne auf Naxos) et de l’opéra français (depuis les biennales Massenet de Saint-Etienne) l’a dotée d’une éloquence à toute épreuve. Mais c’est la sobriété en complicité du piano qu’elle recherche, à l’instar d’une mélodiste. L’étendue de la tessiture ne lui cause pas de difficultés, du bas-médium jusqu’à l’aigu. Seuls les extrêmes aigus accusent une crispation passagère.
Cependant, le tissage de la partition, c’est bien le piano d’Anne Le Bozec qui l’assume pleinement. Dès le prélude, tous les registres et les couleurs pianistiques sont mobilisés par la musicienne. Un vaste réseau harmonique et contrapuntique se construit d’où émergent deux motifs contrastés qui reviendront habiter l’œuvre : l’un est balancement lancinant (l’absence ?), l’autre est heurté. L’art subtil des transitions, c’est le piano qui l’assume dans ses interludes qui assurent une fluidité permanente à l’œuvre. On perçoit des accointances avec le cycle de mélodies La Chanson d’Eve C’est également le clavier qui déploie les motifs de rappel en filigrane du chant. Celui si subtil de la toile tissée (linceul de Laërte), celui de l’arc tendu d’Ulysse (dans les profondeurs du clavier) et celui de la vindicte des prétendants semblent générateurs de l’œuvre, mais sans que l’auditeur en devienne prisonnier. Quant au motif rythmique du dernier acte (2 brèves suivies d’un silence), il est probablement prémonitoire de la mort des prétendants par les flèches d’Ulysse.
Aussi, à l’issue du spectacle, si les chanteurs.ses sont généreusement ovationné.e.s, c’est Anne Le Bozec directrice musicale et pianiste qui recueille le plus d’applaudissement ! Le public du Capitole est finement connaisseur …
Pour conclure sur une volte-face, il est amusant de préciser que lorsque Fauré terminait son orchestration de Pénélope à Monte Carlo, c’est … à sa maîtresse, Marguerite Hasselmans, qu’il pensait nuit et jour. Écrivant régulièrement à « Mon enfant chéri », « mon cher rimimi », il lui confiait : « je ne pense qu’à toi ! je voudrais pouvoir être informé à chaque heure de ton état » (lettre du 8 janvier 1913). Comme quoi, chaque amant vit son Odyssée …
Le voyage de Sabine Teulon-Lardic a été pris en charge par le Théâtre du Capitole de Toulouse.
Pénélope Catherine Hunold
Euryclée Anaïk Morel
Eurynome, Alcandre Andreea Soare
Phylo Céline Laborie
Lydie Sonia Menen
Mélantho Olivia Doray
Cléone Victoire Bunel
Ulysse Airam Hernandez
Eumée Frédéric Caton
Antinoüs Mathias Vidal Ctésippe Marc Mauillon
Léodès Enguerrand de Hys
Eurymaque Thomas Dolié
Pisandre Pierre-Yves Binard
Anne Le Bozec direction musicale et piano.
Pénélope
Pénélope
Poème lyrique en trois actes de Gabriel Fauré sur un livret de René Fauchois, créé à l’Opéra de Monte Carlo le 4 mars 1913.
Représentation du 23 octobre 2020