"Frères", le récital virtuel de Julien Dran et Jérôme Boutillier à l'Opéra de Vichy
Julien Dran et Jérôme Boutillier ont proposé un récital sans public à l’Opéra de Vichy. Un programme exigeant d’airs et duos signés Rossini, Bizet, Donizetti ou Verdi, servis au mieux par deux des meilleurs représentants du jeune chant français.
Ils se sont rencontrés autour d’un projet qui aurait dû se concrétiser ce mois-ci à Limoges : le Faust nocturne d’Olivier Py, pour lequel l’Opéra de Limoges a commandé une musique de scène à Lionel Ginoux (espérons que ce projet, qui a dû être annulé, sera de nouveau proposé ultérieurement…). De l’aveu des deux chanteurs, cette rencontre a été un coup de foudre artistique et amical, et Julien Dran et Jérôme Boutillier ont très vite eu l’idée de proposer un récital « virtuel » à deux, auquel ils ont réussi à donner forme en un temps record, grâce à la complicité du pianiste et chef de chant Mathieu Pordoy (dont l’accompagnement, hier soir, s’est avéré impeccable…) ; grâce, également, à la réactivité de l’Opéra de Vichy et de ses équipes.
L’idée est d’autant plus pertinente que, si les récitals soprano/mezzo sont plutôt fréquents (l’Opéra de Vichy proposera d’ailleurs un récital Lisette Oropesa/Aya Wakizono le 09 janvier, si tout va bien…), les duos masculins sont relativement plus rares… Pour ce concert, les deux complices n’ont pas choisi la facilité : le programme est très exigeant vocalement et comporte plusieurs pages qu’ils n’ont pas forcément l’habitude de chanter sur scène.
Révélation Classique de l’ADAMI 2016, Jérôme Boutillier a acquis en peu de temps une belle visibilité parmi les barytons français de la nouvelle génération, entre autres grâce à ses participations à plusieurs projets du Palazzetto Bru Zane (il prit part aux aventures du Tribut de Zamora ou de La Nonne sanglante) ; il incarna
également en février dernier le personnage de Gaveston dans La Dame Blanche à l’Opéra Comique. Autorité dans l’accent, franchise de l’émission, extrême clarté de la diction sont les premières qualités que l’on remarque chez le chanteur, et qui l’inscrivent dans la lignée prestigieuse des grands barytons français qui l’ont précédé. Son Tell, son Zurga imposent ainsi une présence altière et une teneur dramatique incontestable. Le chanteur sait cependant donner à son timbre des couleurs plus tendres lui permettant de jouer sur le registre pathétique et de délivrer un touchant « Sois immobile » (Guillaume Tell) et une très émouvante mort de Posa. L’ambitus est très large (on ne note guère qu’une ou deux notes un peu tendues dans l’extrême aigu de la tessiture) et le contrôle de la respiration impressionnant, qui lui permet de chanter « Ah ! je meurs l’âme joyeuse, car tu vis sauvé par moi… » sur une seule tenue de souffle, en un parfait legato. Notons également l’appréciable engagement de l’interprète, soucieux de caractériser les personnages par le chant mais aussi par la physionomie et par les gestes.
Chez les Dran, on est chanteur (et même plus précisément ténor !) de père en fils : fils de Thierry (le Fortunio de Gardiner, dont le talent lui ouvrit les portes du Palais Garnier, de Carnegie Hall ou du festival de Glyndebourne), petit-fils d’André (lequel grava un Pâris idéal dans La Belle Hélène de René Leibowitz, et fut par ailleurs
l’époux de la soprano Monique de Pondeau), il est à parier que Julien Dran tomba dans la marmite du chant lyrique dès son plus jeune âge ! Délivrant une ligne de chant très souple, très à l’aise dans l’aigu (les difficiles « Idole de mon âme » de Guillaume Tell sont tout naturellement intégrés à la ligne musicale, sans qu’on ait jamais l’impression d’un tour de force – ce qui est loin d’être toujours le cas, y compris chez les plus grands gosiers, qu’ils soient italiens, suédois ou américains !), le ténor donne constamment à entendre un chant stylé et raffiné (quelle tendresse dans la romance de Nadir, dont chaque phrase s’éteint dans un pianissimo…), subtil mélange de virilité, de fraîcheur et de poésie. On ne l’imaginait pas – ou pas encore – en Arnold ou Don Carlos. Mais les couleurs lumineuses du timbre, la sobriété du style et la grande clarté de la diction, nous font dire, finalement : pourquoi pas !
Julien Dran a toutes les qualités pour briller dans le répertoire franco-italien (il est déjà un irrésistible Tonio de La Fille du régiment et serait sans doute également d’excellents Gaston de Jérusalem et Fernand de La Favorite). Puissions-nous avoir d’autres occasions de l’entendre dans ce répertoire !
Tonio de La Fille du régiment à Avignon en janvier 2020
Un concert sympathique, original, de qualité : espérons que l’après-covid permettra aux trois artistes de le proposer face à un public !
Julien Dran ténor
Jérôme Boutillier baryton
Mathieu Pordoy piano
Frères
Rossini, Il Barbiere di Siviglia
Duo Conte d’Almaviva-Figaro « All’idea di quel metallo »
Bizet, Les Pêcheurs de perles
Duo Nadir-Zurga « Au fond du temple saint »
Air de Nadir « Je crois entendre encore »
Air de Zurga « L’orage s’est calmé »
Rossini, Guillaume Tell
Air de Guillaume Tell « Sois immobile »
Duo Arnold-Guillaume Tell « Où vas-tu ? »
Air d’Arnold « Asile héréditaire »
Donizetti, Lucia di Lammermoor
Duo Edgardo-Enrico « Orrida questa notte »
Air d’Edgardo « Tombe degli avi miei »
Verdi, Don Carlos
Air et Mort de Posa « C’est moi, Carlos… C’est mon jour suprême… Ah, je meurs l’âme joyeuse »
Duo Carlos-Posa « Dieu, tu semas dans nos âmes »
Bis : « À la volette »
Opéra de Vichy, samedi 14 novembre 2020