Akhnaten de Philip Glass à l’Opéra de Nice : chronique comparative
Crédit photos : Dominique Jaussein
Ouverture de saison « virtuelle » pour l’Opéra de Nice, avec AKHNATEN de Philip Glass, dans une production grandiose signée Lucinda Childs
Traditionnelle, la programmation de l’Opéra de Nice ? Pas cette année, où c’est un chef-d’œuvre de l’opéra contemporain qui a été choisi en ouverture de saison par Bertrand Rossi, le nouveau directeur général de la maison (qui nous avait accordé une interview en août dernier : à lire ici !). Malheureusement, les représentations publiques ont été annulées en raison de la pandémie. Mais le spectacle est disponible en streaming…
Le cœur battant
Par l’opportunité d’y avoir assisté, il m’échoie de chroniquer cette œuvre importante de 1984 donnée à Nice sous la baguette de Léo Warinsky. C’est un effort car je suis partisan de la musique de Ferneyhough et convaincu des idées d’Eliott Carter sur les limites du parti pris minimaliste. Mais il faut être borné pour ne pas voir l’importance musicale et historique de l’œuvre, la puissance dramatique et la réussite de cet opéra. Philip Glass ne s’est pas engagé dans le matériau restreint et répétitif autrement qu’en Poésie, avec cette volonté de le dépasser constamment et de le rendre expressif. Quelle expressivité ? Celle de l’opéra, la tension dramatique, éprouvée par l’auditeur. Et Philip Glass ne manque pas de profonde réflexion sur le genre, de culture, d’influences, et d’un grand sens de la scène qui fait que même pour quelqu’un aux oreilles de qui la répétition musicale est lassante, l’œuvre tient en haleine, subjugue et opère la vraie catharsis qu’exige le genre, c’est là le but : pourquoi juger le moyen ?
Or cette musique en marche – dont le moteur énergique est comme une prison, un carcan, à l’image de celui des bas-reliefs égyptiens justement – incarne totalement son époque, la fin du vingtième siècle : elle est mécanique et positive, comme la croyance de ce temps au progrès et à l’industrie, elle a un but, elle maintient le cœur battant, mais elle le déchire aussi ; elle est comme l’ostinato de la passacaille du Lamento de la Ninfa de Monteverdi : le tactus de la main tandis que le tactus du cœur s’exprime à travers la voix, et ce cœur y est déchiré par les fils barbelés que tissent les pattern rigides obligés. Cette notion de fil barbelé qui emporte des lambeaux du cœurs est une citation de Gabriele Garrido. De la musique baroque à la musique minimaliste, telle est la fonction du pattern isorythmique. La musique d’Akhnaten est saturée de lyrisme.
Une structure forte et des symboles marquants
Là-dessus Philip Glass structure son œuvre avec le sens de la mémoire et de la profondeur : le prélude donne des clefs : la pente des motifs rythmo mélodique à la fois descendante et montante possède quelque chose de la ritournelle de l’Orfeo du même Monteverdi, et se retrouvera à des moments charnières, comme à la fin de la première scène, ou encore pendant l’hymne au soleil et évidemment à la fin de l’œuvre. Ce n’est pas la seule influence, l’orchestration se souvient d’Aida de Verdi, de la Cleopatra de Barber, les voix de Britten (de la Sérénade pour Cor à Oberon), ou du bel canto, mais un bel canto mêlé à une connaissance authentique des structures litaniques et des psalmodies liturgiques : le public a des références de son propre vécu musical mêlées aux patterns des arpèges, paysage plus que connu, mais qui invite à approfondir l’espace musical vers ce qui est plus intérieur, plus eschatologique. Et même, on doit le reconnaitre, si tout sonne un peu comme déjà entendu, tout sonne surtout « Philip Glass » et personnel – et ceci est d’un grand musicien. L’hypnose, la méditation que suscite le matériau minimaliste (pas si minimal car si riche en orchestration, en idées, en tensions menée jusqu’au paroxysme), tout cela est le fruit d’un dramaturge qui maîtrise son art à l’extrême.
L’usage de la langue aussi est important. C’est bien aussi un des rôles de l’opéra que d’avoir cette magie troublante de pouvoir user des langues mortes et de les faire vivre dans notre imaginaire de façon charnelle. De plus, le compositeur, habilement, évoque l’idée de lacune des texte par la syllabe « ha » qui sert autant d’évocation de l’émotion, que d’énorme support pour le mime du grand combat théologique entre les représentations zoomorphes d’Amon et la défense du monothéisme d’Aton, qui se doit d’être représenté théâtralement mais dont il ne nous reste aucun vestige textuel ; et donc quoi de mieux que de répéter cette syllabe avec des rythmes emportés ? Puis ce « ha » qui évoque le souffle de vie égyptien revient dans sa forme émotive, en miroir structurel, dans le duo d’Akhnaten et de Néfertiti. Et en prenant de plus en plus de place, à partir de l’évocation des six filles, il redevient le discours qui supplée aux lacunes des textes, et il finit par évoquer les ruines de la ville et l’enfouissement dans le sable de l’œuvre d’Akhnaten.
Une ligne vocale qui laisse la place à l’interprète
Pour preuve de l’importance de l’introspection que permet l’intelligence des choix de matériaux et Philip Glass, je voudrais me pencher sur les différences notables entre les interprètes qui ont tenu le rôle-titre dans le clou de l’œuvre : l’Hymne au Soleil, dont la ligne mélodique épurée permet l’expression directe de l’âme et du vécu. Je précise qu’il est très dommage, dans notre culture de l’écrit et de la praticité, que l’on ne respecte pas la volonté de Philip Glass qui est que cet hymne devait être chanté dans la langue de l’auditoire, philosophiquement centre et essence même de l’opéra. Chanter cet Hymne en français à Nice aurait été fondamental, on espère que cela sera le cas pour la reprise en 2021, d’ores et déjà annoncée pour pallier l’annulation des représentations publiques suite à la crise sanitaire. Le choix par Philip Glass du timbre de contre-ténor pour Akhnaten est évidemment une référence à l’âge baroque où les voix de castrats symbolisent la divinité, tout comme le cartouche des noms des Pharaons la signalait également. Aussi pour les producteurs, les voix sont toutes choisies amples et lyriques afin de rivaliser avec l’orchestre.
Si l’on fait une comparaison basée purement sur l’écoute vocale, comme la version de la première avec Paul Esswood n’a survécu que par un enregistrement discographique postérieur (1987, The Stuttgart State Opera Orchestra & Chorus direction Dennis Russell Davies), on est frappé par les différences portant sur les couleurs du timbre. Paul Esswood a une voix d’une grande beauté par la profondeur et la noblesse, c’est un chanteur baroque qui pose sa voix pour faire une sculpture de granit. Pour une note, la justesse est atteinte in extremis dans le déploiement d’une messa di voce (crescendo vers le centre temporel de la note). La voix du contre-ténor de la production du Metropolitan, Anthony Roth Costanzo semble cependant plus légère, serrée avec un timbre un rien plus acide, tandis que la production de l’Université d’Indiana à Bloomington dirigée par Candace Evans présente sur internet une version avec le contreténor Nicholas Tamagna, dont la voix ronde, puissante et sophistiquée rappelle la version originale. Enfin c’est la version de l’opéra de Nice qui présente la version la plus « grand opéra » dans la pure tradition lyrique vocale, grâce à une star de haute stature, Fabrice di Falco : profondes harmoniques, féminité incroyable, et en même temps le sourire lumineux d’une belle résonnance harmonique. L’interprétation personnelle des contre-ténors entre vite en interaction avec la mise en scène : elle choisit le sacré dans la production du Metropolitan, doublé par un choix inspiré de tempo plus lent de l’excellente cheffe Karen Kamensek, tout cela permet à Anthony Roth Costanzo d’allonger la ligne legato de sa psalmodie et de la vivre avec une réelle émotion, d’ailleurs visible sur la vidéo, ce qui en fait un grand interprète et permet le grand frisson religieux. Si la mise en scène choisit de favoriser le focus du rapport personnel d’Akhnaten avec son Dieu, le contreténor, en l’occurrence, Nicholas Tamagna, ne pourra pas aller aussi loin et se retrouve à surcharger son interprétation, favorisant la beauté formelle de sa voix pour trouver le sens du sacré : plongé dans une autre ambiance, il aurait pu bien plus, car cet artiste est visiblement capable de sublime.
Une mise en scène en symbiose avec la musique et le chant
À Nice, le spectacle fut réglé par Lucinda Childs, secondée par Étienne Guiol et Bruno de Lavenère. La metteuse en scène et chorégraphe, aujourd’hui âgée de 80 ans, a réussi le tour de force de diriger les répétitions depuis New York via internet – en pleine nuit pour elle, en raison du décalage horaire ! Elle assure également le rôle du narrateur, habituellement dévolu à un homme. La scénographie de Bruno de Lavenère (qui signe les décors et les costumes du spectacle) impressionne : les personnages évoluent sur un grand disque couleur de feu, et un oculus surplombe la scène, permettant la rétroprojection de vidéos comportant quelques hiéroglyphes, seuls signes directement empruntés à l’Égypte ancienne. Étienne Guiol, responsable des vidéos, a quant à lui filmé le ballet en amont du spectacle, en variant les plans et les points de vue. La projection de ce ballet offre ainsi à l’œil une beauté kaléidoscopique, en écho, voire en symbiose avec les impressions suscitées par la musique.
Si mise en scène et musique entrent ainsi en résonance, c’est tout simplement que, amie de Philip Glass, Lucinda Childs est héritière de l’esprit minimaliste : elle crée ainsi, par des éléments restreints, des miroirs des patterns rythmiques en proposant un décor symbolique, justement grand soleil incliné et mouvant. C’est peut-être ici qu’au point de vue sonore la spiritualité voulue est atteinte : on y entend chez Fabrice di Falco, placé sur ce sol qui se dérobe et qui donne le tempo, la terre de limon du fleuve Nil et en même temps la lumière du soleil d’Aton : il y a une violence terrestre doublée de la douceur vaporeuse céleste. Aussi l’interprétation de cette œuvre appelle à l’âme nue.
La personnalité des artistes et la mise en scène influent également sur le duo avec Néfertiti : on trouve ainsi à l’opposé la version de l’université d’Indiana [1], tournée vers le duo d’amour romantique et pleine de tendresse, et celle de Nice, qui, ne perdant rien en grâce, devient surréaliste, atemporelle par une grande force hiératique, voulue par Fabrice di Falco, pour laquelle la voix ample de la mezzo Julie Robard-Gendre fait merveille : ce sont des divinités qui chantent.
En exergue, j’ajoute qu’à Nice, autour de ces deux interprètes, évolue toute une équipe de chanteurs pleinement impliqués dans l’aventure, parmi lesquels l’inattendue et célébrissime Patrizia Ciofi en Reine Tye [2] ou encore le charismatique Vincent Le Texier dans le rôle d’Aye, sans oublier Joan Martín-Royo en Horemheb, Frédéric Diquero en grand prêtre d’Amon.
Conclusion sur la vocalité de Philippe Glass et l’acte créateur universel
Granit pour Paul Esswood, symbole d’humanité pour Nicholas Tamagna, crainte de Dieu pour Anthony Roth Costanzo, divinité pour Fabrice di Falco : en définitive, comme dans les haïkus japonais, lorsque le créateur cherche à dépasser le matériau, il ouvre un espace poétique si vaste que les interprètes le saisissent et sont eux même portés à des hauteurs remarquables.
[1] Il existe une autre version dans la même mise en scène avec le contreténor Brennan Hall.
[2] Le trio pharaonique dans sa pureté de mise en scène minimaliste a permis aux trois acteurs professionnels d’atteindre une haute et profonde prestance allant du physique au moral.
Où écouter la version de l’Opéra de Nice ayant suscité cette chronique comparative :
La représentation filmée le 1er novembre dernier est visible sur le site de l’Opéra Nice Côte d’Azur et sur celui de la Ville de Nice. Mais surtout, cette production d’Akhnaten devrait de nouveau ouvrir la saison lyrique 2021/2022 de l’Opéra de Nice : on se réjouit de l’opportunité qui sera ainsi offerte aux spectateurs de pouvoir assister à ce spectacle en live !
Akhnaten Fabrice Di Falco
Nefertiti Julie Robard-Gendre
Queen Tye Patrizia Ciofi
Horemhab Joan Martin-Royo
Amon Frédéric Diquero
Aye Vincent Le Texier
Amenhotep Lucinda Childs
Orchestre Philharmonique de Nice, chœurs de l’Opéra de Nice, dir. Léo Warynski
Mise en scène Lucinda Childs
Akhnaten
Opéra en trois actes de Philip Glass,
Opéra en trois actes
Musique de Philip Glass, livret du compositeur, Shalom Goldman, Robert Israël, Richard Riddell et Jerome Robbins, créé le 24 mars 1984 à Stuttgart.
Spectacle enregistré le 1er novembre 2020 à l’Opéra de Nice.
Sous-titres en français.