BELISARIO au festival Donizetti de Bergame : une soirée exceptionnelle... même sans Domingo !
L’édition 2020 du festival Donizetti aura été l’occasion d’entendre le trop rare Belisario de Donizetti, une œuvre majeure digne des plus grands titres du compositeur de Bergame. Le concert n’aura pas pâti de l’absence de Domingo : Roberto Frontali, entouré d’une excellente distribution, s’est montré parfaitement à la hauteur de la tâche !
Le spectacle est disponible en streaming en s’abonnant à la Donizetti web TV.
Genèse et source de l'œuvre
À l’époque de Donizetti, c’étaient les épidémies de choléra qui sévissaient (l’une d’entre elles emporta sa femme de 28 ans en 1837) ; aujourd’hui, nous subissons le Covid-19… Ce n’est pas le seul point qui nous rend rapproche du compositeur de Bergame et fait de nous ses contemporains (faut-il rappeler que c’est sa ville qui a le plus souffert en Italie des effets de la pandémie ?) : l’ensemble de son œuvre a, toujours, quelque chose à enseigner aux hommes du XXIe siècle. Même Belisario, un titre oublié de son immense catalogue, que le Théâtre Donizetti de Bergame propose en cette année très particulière .
Cette œuvre devait inaugurer le festival avec la présence prestigieuse de Plácido Domingo, mais la santé du chanteur et la pandémie ont bouleversé les programmes, et l’opéra est finalement donné sous forme de concert deux jours plus tard que prévu, sans la présence du célèbre chanteur et en streaming, tout comme les autres productions maintenues à l’affiche : Marino Faliero et Le nozze in villa.
Avec Belisario, écrit immédiatement après Lucia di Lammermoor, Donizetti retourne à Venise (où il fit ses débuts avec Enrico di Borgogna et Pietro il Grande) après 18 ans de carrière qui ont assis sa réputation de musicien. Le livret de Salvadore Cammarano est basé sur « une tragédie d’Holbein, que le talentueux dramaturge Luigi Marchionni a réduite pour les scènes italiennes », comme l’écrit le librettiste. Franz Ignaz Holbein, vénitien d’origine et actif à Naples, était alors un acteur-auteur de drames à succès. « Le Belisario de Holbein, l’égal du Belisario de l’histoire, a récolté partout des lauriers copieux et bien mérités ; je considérerai le mien non moins intrépide, si vous, juges intègres et savants des choses théâtrales, lui accordez un seul de ces lauriers », déclare Cammarano. L’opéra est représenté le 4 février 1836 ; il connaît un succès croissant au cours des vingt-huit représentations qui s’ensuivent, avant d’arriver à Bergame puis à la Scala, où il dera représenté 32 fois.
L'intrigue
Cette histoire du chef de Justinien qui avait héroïquement défendu l’Empire d’Orient contre les attaques des barbares est tributaire d’une relecture de l’Antiquité par un auteur du XVIIIe siècle (Marmontel, auteur du roman Bélisaire paru en 1767, que Cammarano connaissait par une adaptation italienne de l’acteur Luigi Marchionni). L’intrigue est en soi simple et linéaire, et se passe du traditionnel épisode amoureux : ici, les femmes ne sont pas des amantes passionnées, mais une fille craintive et fidèle (Irène ) et une épouse, injuste accusatrice.
Première partie. À Byzance, le chœur annonce le retour de Bélisaire, triomphateur des Goths. Entre-temps, la femme du chef, Antonina, explique à Eutrope qu’elle eut un fils (Alexis) de Bélisaire, mais qu’il est mort dès sa naissance. L’esclave Proclus lui avait révélé que c’était Bélisaire qui lui avait ordonné de tuer Alexis ; mais Proclus, n’ayant pas le cœur d’obéir, a abandonné l’enfant sur une plage déserte. Antonina, ignorant ce point, est déterminée à se venger et fomente un complot contre son mari. Justinien reçoit son général Bélisaire ; parmi les prisonniers se trouve le jeune Alamiro, que Bélisaire libère. Alamiro, cependant, veut rester aux côtés de Bélisaire, auquel il se sent attaché par un lien mystérieux. Bélisaire décide de le garder auprès de lui, comme s’il s’agissait de son fils perdu.
Cependant, la vengeance d’Antonina est en train de s’accomplir. Alors que la fille de Bélisaire, Irène, embrasse son père, arrive Eutropius, qui l’accuse publiquement de conspiration, en montrant comme preuve des documents falsifiés. Bélisaire appelle Antonina pour qu’elle témoigne en sa faveur ; non seulement elle confirme l’accusation, mais elle l’oblige à faire un aveu plus honteux encore : le meurtre de son fils. Bélisaire raconte alors un rêve qu’il avait fait jadis, et qui lui avait fait apparaître Alexis comme devant ruiner sa patrie : c’est pourquoi il l’avait sacrifié.
Deuxième partie. À l’entrée des prisons, les vétérans racontent à Alamiro comment Bélisaire a été rendu aveugle et condamné à l’exil. Irène arrive, qui a décidé d’accompagner son père dans son exil.
David, Bélisaire demandant l’aumône (1780 – Palais des Beaux-Arts de Lille)
Troisième partie. Bélisaire et Irène errent autour de Byzance. Lorsque les soldats ennemis menés par Ottario arrivent, ils se cachent et, reconnaissant la voix d’Alamiro, ils apprennent qu’il a rejoint les barbares pour combattre Byzance. Bélisaire n’hésite pas, alors, à révéler son identité et à arrêter la horde menée par Alamiro. Mais Irene comprend qu’Alamiro est son frère Alexis. Ayant été témoin de cette scène de reconnaissance, Ottario libère Alexis/Alamiro de son allégeance, tandis que Belisaire organise la défense de Byzance avec son fils retrouvé. Antonina, en proie au remords, révèle sa culpabilité à Justinien. Des cris de victoire retentissent : les Grecs ont triomphé des barbares, mais Alexis raconte que son père a été mortellement blessé. Conduit devant l’empereur, Bélisaire meurt alors qu’Antonina implore en vain son pardon.
Une œuvre hautement inspirée
Œuvre de pleine maturité, Belisario est l’œuvre de Donizetti qui anticipe le plus les opéras de Verdi à venir dans le conflit qu’ils mettront en scène entre l’amour paternel et l’amour du pays, la sphère privée et la sphère politique. Inédite est la relation entre le père et la fille, tout comme le rôle du baryton, ici le protagoniste, ou celui de la soprano, la « méchante » de l’histoire : Antonina est animée par un désir de vengeance qui rappelle celui, terrible, d’Electre. La femme exploite la complicité d’Eutrope en lui promettant de l’épouser, mais dès que l’homme mentionne le pacte (« Premio all’amor mio / la tua destra… »), elle l’interrompt brusquement : « Or dimmi: ordita / fu la trama ? »). La haine est le moteur qui fait agir Antonina, laquelle n’est satisfaite que lorsque son mari est banni, exilé et aveuglé ; elle se repent alors amèrement et ne demande pardon lorsqu’elle réalise l’erreur qu’elle a commise.
Après que le théâtre a été libéré du labyrinthe métallique mis en place pour Marino Faliero, l’orchestre retrouve une disposition plus habituelle : Riccardo Frizza dispose de tous les instruments devant lui et doit se retourner seulement pour signaler les attaques aux chanteurs placés dans les stalles. Queue de pie pour les hommes, tenue de soirée élégantissime pour les dames, le cheminement vers les pupitres est le seul effet scénique autorisé. L’attention est cette fois entièrement focalisée sur la musique et l’on peut ainsi apprécier encore davantage la tension dramatique et les extraordinaires richesse et densité de la partition, à laquelle les interventions des cuivres confèrent le ton solennel d’une tragédie classique. On trouve dans Belisario de nombreuses pièces chorales, telle l’arrivée pleine d’exaltation de Justinien, dans laquelle on apprécie le chœur (portant des masques), préparé de façon experte par Fabio Tartari. Plus encore que dans les airs solos, la beauté de Belisario réside dans les nombreuses morceaux d’ensemble : le tendre duo entre Belisaire et Alamiro (« Io tuo figlio ! A me tu padre ! ») dans la première partie, le duo déchirant entre Belisario et Irene, lequel forme le long final ; le trio dramatique entre Irene, Belisario, Alamiro/Alexis dans la troisième partie après la scène de la reconnaissance (« Se il figlio/fratel/padre stretta / mi è dato al seno »).
Le concert du festival Donizetti de Bergame
Les solistes sont mis à nu, privés du support des costumes et des jeux de scène, mais l’impact expressif reste fort quand on a des interprètes tels que ceux présents ce soir dans le Théâtre Donizetti. À aucun moment Roberto Frontali ne vous fait regretter qu’il soit là pour un remplacement : son autorité vocale et un phrasé sculptural dessinent un Belisario d’une grande et humaine noblesse. Toute la gamme des nuances possibles est utilisée par le baryton romain pour dessiner la figure héroïque de ceux qui, après les plus grands triomphes, connaissent le malheur et la cruauté, mais parviennent à conserver une grande magnanimité d’âme. Sa confession « Sognai… fra genti… barbare… », qui introduit le dramatique premier finale, est remarquable par le pathos qu’elle exprime et les couleurs qu’elle sollicite.
Étonnant, on l’a vu, est le rôle de sa femme Antonina, limité à la première partie et au finale de la troisième. Le timbre et l’émission très particuliers (et qu’à titre personnel j’apprécie peu) de la soprano Carmela Remigio correspondent ici tout à fait au personnage, qui est incarné de façon très convaincante. Plus lyrique est le rôle d’Irène, dans lequel Annalisa Stroppa, avec grâce à sa voix richement colorée de mezzo-soprano, est très impliquée émotionnellement. La cabalette « Trema Bisanzio ! », avec ses notes aiguës, est la page la plus virtuose d’Alamiro/Alexis et Celso Albelo, qui, vocalement, évoque de plus en plus Alfredo Kraus (serait-ce dû à leur origine canarienne ?!…), offre un chant glorieux pour la beauté des sons, la plénitude des accents et l’élégance du chant. Puissant et autoritaire est le Justinien de Simon Lim, efficace, vocalement, est le perfide Eutropian de Klodjan Kaçani.
La direction de Frizza est lucidement passionnée, si l’on m’autorise cet oxymore, et nous convainc du bien-fondé de proposer de nouveau cet opéra au public : même si l’auteur l’a placé « en dessous de Lucia », il ne fait aucun doute que Belisario est un très bel opéra dans lequel il n’est pas une page qui ne soit hautement inspirée. Ce concert apporte la preuve qu’il mérite d’entrer pleinement dans le répertoire lyrique, au même titre que les autres chefs-d’œuvre de Donizetti.
Lisez la version originale (en italien) de ce compte rendu sur le site Opera in casa !
Et découvrez ici notre dossier sur Belisario.
Giustiniano Simon Lim
Belisario Roberto Frontali
Antonina Carmela Remigio
Irene Annalisa Stroppa
Alamiro Celso Albelo
Eudora Anaïs Mejías
Eutropio Klodjan Kacani
Eusebio Stefano Gentili
Ottario Matteo Castrignano
Un centurione Piermarco Viñas Mazzoleni
Orchestra Donizetti Opera , Coro Donizetti Opera, dir. Riccardo Frizza
Tragédie lyrique de Gaetano Donizetti, livret de Salvatore Cammarano (d’après Bélisaire de Jean-François Marmontel), créé le 4 février 1836 à la Fenice de Venise.
Bergame, Teatro Donizetti, 21 novembre 2020