Le Voyage dans la lune à l'Opéra de Montpellier : un Offenbah inspiré et un spectacle fort réjouissant !
Malgré le confinement et la fermeture des salles de spectacle, l’Opéra de Montpellier a demandé et obtenu la lune ! Les artistes ont en effet assuré la générale du Voyage dans la lune d’Offenbach : une excellente partition servie par un spectacle réjouissant – qui laisse bien augurer de la tournée que doit assurer la troupe à travers toute la France dans les mois qui viennent. Si tout va bien…
Le Roi Carotte (1872), Orphée aux enfers (1874), Le Voyage dans la lune (1875) : le recours par Offenbach, au tournant des années 70, à la féerie et au faste visuel qui lui est propre (Le Voyage dans la lune compte plus de 20 tableaux !) n’est certes pas, pour le compositeur, un moyen de pallier un appauvrissement de l’inspiration musicale. La partition du Voyage dans la lune est même, selon Pierre Dumoussaud[1] , « l’une des plus complexes et des plus riches qu’Offenbach ait produites avant Les Contes d’Hoffmann ». Orchestration soignée et souvent très évocatrice, inventivité mélodique inépuisable, rythmes irrésistibles d’entrain : que cette œuvre d’Offenbach ne soit pas plus souvent jouée est assez incompréhensible ; d’autant que le livret (dont on peine à croire qu’il ait pu offusquer Jules Verne tant les liens qui le rattachent à l’œuvre du romancier sont ténus !) est bien ficelé et mêle habilement données pseudo-scientifiques, histoire d’amour et grand n’importe quoi ! Le Prince Caprice, avatar burlesque du héros romantique désabusé et revenu de tout, désire à sa façon plonger « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau » ; en d’autres termes… aller sur la lune. C’est bientôt chose faite grâce à un lancer d’obus organisé par le savant Microscope (un premier avatar de l’astrologue Siroco dans l’Étoile de Chabrier[2], une œuvre – créée en 1877 – décidément assez endettée envers Offenbach…). Mais les Terriens vont semer la zizanie sur la lune en faisant croquer des pommes à ses habitants, ce qui aura pour conséquence de leur apprendre ce qu’est l’amour, une notion qui leur était parfaitement étrangère. Après moult péripéties, l’œuvre s’achève dans une réconciliation générale alors que se lève un splendide clair de Terre !
Le livret comporte plusieurs passages faisant étonnamment écho à notre actualité, à commencer par l’existence d’une maladie dangereuse et fort contagieuse (l’amour), les déclarations contradictoires des médecins, le sort qu’il faut réserver aux malades (doit-on les isoler ?) ; la « réunionite » y est aussi moquée, avec ses interminables débats oiseux qui ne règlent rien et font perdre son temps à tout le monde ; le système judiciaire, particulièrement « expéditif » ; enfin et surtout, l’œuvre, après les étonnantes Géorgiennes redécouvertes à Paris il y a un an grâce au Groupe Lyrique, délivre un message féministe d’une surprenante modernité : les habitants de la lune considèrent qu’il existe deux types de femmes : les « utiles » (elles font le ménage et la popote, comme la reine…Popotte), et les « décoratives » ! Elle sont même vendues aux enchères dans une scène qu’il est fort plaisant de voir peu après La Dame blanche de Boieldieu ! Les Terriens jugent les habitants de la lune « d’un arriéré… », et ces dames ne tarderont pas, bien sûr, à se révolter !
On sait un gré infini au metteur en scène Olivier Fredj de faire confiance à l’intelligence des spectateurs, capables évidemment d’apprécier la modernité du livret sans qu’on le plombe d’allusions lourdement sexuelles ou de références à « Balance ton porc », sans qu’on grime la Reine Popotte en une figure de proue du féminisme actuel, ni qu’on émaille le texte original de « Salope ! », « Merde ! » ou « La vache ! », comme c’est (bien trop) souvent le cas dès lors qu’on monte un Offenbach. Le livret original fait rire, surprend, questionne, bref… fonctionne merveilleusement bien tout seul !
Du reste, la mise en scène est fort habile. L’idée d’un film que l’on tourne sur le plateau (un procédé très en vogue actuellement…) n’apporte pas grand-chose, mais ne gêne pas. Ce qu’on apprécie surtout, c’est le fait que le metteur en scène renoue à sa manière avec l’esprit du spectacle de la création, en suscitant amusement et effets de surprise, y compris dans la chorégraphie (signée Anouk Viale. Bravo aux 7 danseurs-acrobates, très sollicités et faisant partie intégrante du spectacle !), l’utilisation des décors (vue de l’Observatoire, paysages lunaires, cratère, etc. Apparaît même… un chameau à la fin du 6e tableau de l’acte II, allusion amusante au chameau bien réel – emprunté au jardin d’Acclimatation – qui avait surgi sur scène lors des représentations de 1875 !). Bref, Olivier Fredj ne renie pas la féerie en tant que genre ; il fait par ailleurs efficacement alterner la tendresse, le rire – voire le fou rire, avec également un vrai moment de poésie lors du beau duo d’amour entre Caprice et Fantasia.
Musicalement, il a fallu proposer une version covido-compatible, donc un spectacle donné sans entracte et pas trop long : au total, c’est près d’une heure de texte et de musique qui passe à la trappe, et l’équilibre de l’œuvre s’en ressent, ou celui de certains numéros musicaux privés de reprise. Attendons que Pierre Dumoussaud enregistre l’œuvre pour le Palazzetto Bru Zane, lequel édite la partition (l’enregistrement sera intégral, sans aucun doute, au moins pour la partie musicale !) pour juger véritablement de son travail, mais on peut d’ores et déjà apprécier son habileté à faire varier les ambiances, à mettre au jour certaines couleurs de l’orchestre, tantôt chaudes et capiteuses (la mélodie que déploie le cor dans l’ouverture sur les trémolos des violons – et que Raoul Gunsbourg utilisera pour sa version de l’air de Dapertutto dans Les Contes d’Hoffmann), tantôt plus acidulées (dans les ballets, qui comptent parmi les plus réussis du compositeur).
Il faut enfin louer l’énergie et la bonne humeur communicative des chanteurs, qui pour la première fois chantaient leur rôle… sans masque ! Il doit être particulièrement malaisé d’être drôle en ces circonstances compliquées et devant une salle quasi vide. Pourtant, chacun s’est efforcé de défendre son personnage avec conviction et enthousiasme… et y est parvenu ! On sent que le spectacle a encore besoin d’être rôdé (après tout il ne s’agissait que d’une générale !) : le rythme des répliques pourrait parfois être plus soutenus ; certains éléments du décor demandent encore à être apprivoisés ; musicalement il y a parfois ici ou là des petits décalages… Mais nul doute que le spectacle se bonifiera au fil de la longue tournée qui doit le conduire à travers (presque) toute la France !
Vocalement, Ludivine Gombert et Marie Lenormand sont des Flamma et Popotte de luxe. Quel dommage que les airs composés pour Thérésa (la chanteuse de caf’conc que cite la Baronne dans La Vie parisienne) quand elle s’est emparée du rôle de la reine soient perdus… Pierre Derhet est très drôle en Quipasseparla ; Matthieu Lécroart (V’lan) et Raphaël Brémard (Microscope), et leurs alter egos lunaires Thibaut Desplantes (Cosmos) et Christophe Poncet de Solages (Cactus) font montre d’une belle efficacité vocale et scénique.
Restent les deux premiers rôles féminins, particulièrement exposés. C’est Zulma Bouffar qui créa le Prince Caprice. Distribuée dans des rôles de mezzos, elle fut aussi la première gantière de la Vie parisienne, un rôle qu’on confie aujourd’hui souvent à des sopranos légers… Quoi qu’il en soit, sa voix devait être d’une grande étendue, et le rôle de Caprice pourrait fort bien être servi par un soprano (de fait il sera chanté par Marie Perbost dans la deuxième distribution). Violette Polchi n’y est pas toujours parfaitement à l’aise vocalement, notamment dans les aigus, même si la voix gagne en rondeur au fil de la représentation. La diction n’est par ailleurs pas toujours parfaitement claire, ce qui nous prive parfois de l’humour de certains textes (le rondo de l’obus !). En revanche, elle est très crédible scéniquement et fait preuve d’une constante implication dans le rôle. Quant à Sheva Tehoval, il s’agit (pour nous) d’une belle découverte : fort à son aise dans les aigus et les vocalises, elle dispose d’un timbre dont l’ampleur et la rondeur ne sont habituellement pas les premières caractéristiques des sopranos coloratures…
Un grand bravo et merci à l’ensemble des artistes pour avoir porté ce projet jusqu’à son terme. Nous formons des vœux pour qu’ils puissent en faire profiter les spectateurs de toutes les villes dans lesquelles ce spectacle est programmé !
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[1] « Avant-scène », dans le programme de salle.
[2] Notons que deux des librettistes du Voyage dans la lune, Albert Vanloo et Eugène Leterrier, signeront également le livret de L’Étoile .
Fantasia Sheva Tehoval
Flamma Ludivine Gombert
Popotte Marie Lenormand
Caprice Violette Polchi
V’lan Matthieu Léocrart
Cosmos Thibaut Desplantes
Quipasseparla Pierre Derhet
Microscope Raphaël Brémard
Cactus Christophe Poncet de Solages
Orchestre national Montpellier Occitanie, Chœur Opéra national Montpelier Occitanie, dir. Pierre Dumoussaud
Le Voyage dans la lune
Opéra-féerie en 4 actes de Jacques Offenbach, livret d’Albert Vanloo, Eugène Leterrier et Arnold Mortier, créé le 26 octobre 1875 au Théâtre de la Gaîté.
Répétition générale du jeudi 17 décembre 2020.
Le voyage de Stéphane Lelièvre a été pris en charge par l’Opéra Orchestre national de Montpellier Occitanie.
1 commentaire
Merci Stéphane. Voilà un texte concis, fidèle à l’œuvre, c’est une excellente analyse. Nous espérons que l’enregistrement nous offrira toute la musique de cette partition conséquente. Quant aux airs composés pour Thérésa, Jean-Christophe Keck finira, il se peut, par les retrouver. Je les crains un peu, surtout si, comme dans la seconde version de « La Boulangère a des écus », les paroles ajoutent une certaine vulgarité, qui certes emporta l’adhésion, mais en contrecarrant la permanence de la gloire de la femme dans quasi toute ses partitions du compositeur, dans celle-ci plus encore, et comme vous le dites dans celle des « Géorgiennes ».