Crédit photos : © Vincent Pontet / Opéra national de Paris
Nous publions la lettre adressée par Félicité Charmille au compositeur Giuseppe Verdi, dans laquelle elle se réjouit que le sens profond d’Aida lui ait été enfin révélé..
Félicité Charmille
à
Monsieur Giuseppe VERDI, compositeur
Villa Verdi
Sant’Agata
(Émilie-Romagne)
ITALIE
Aida est de retour, mon cher Peppino !
La Grande Boutique, qui avait laissé sommeiller ton brûlant chef-d’œuvre pendant cinq décennies, propose une nouvelle production de ton opéra, quelques années seulement après le spectacle de monsieur Olivier Py qui, dans sa virulence anticléricale, t’avait tellement amusé.
Figure-toi, cher Peppino, que depuis 1871, j’étais persuadée qu’Aida racontait les tragiques amours d’une esclave éthiopienne avec un soldat égyptien… Ce que je peux être bête parfois… Heureusement, madame Lotte de Beer vient de me révéler le sens caché de l’œuvre, et quelles étaient en réalité tes volontés secrètes : il s’agissait pour toi, bien sûr, de condamner les méfaits du colonialisme et de désapprouver l’appropriation par les musées de certaines œuvres provenant de pays étrangers. Ainsi Aida se déroule en fait à l’époque de l’inauguration du canal de Suez, l’esclave égyptienne n’est en réalité qu’une sculpture africaine exposée dans un musée, et son père aussi.
Quelle magnifique idée, cher Peppino ! Quel beau sujet tu as trouvé là ! Mais depuis hier soir, une question me taraude : si Aida est une sculpture, pourquoi nous avoir fait croire pendant 150 ans qu’il s’agissait d’une femme ? Si l’action de ton opéra se passe au XIXe siècle dans un musée européen, pourquoi nous avoir fait croire si longtemps qu’elle se déroulait en Égypte ancienne ?…
Ah, mais j’y suis : tu voulais brouiller les pistes, tout simplement… Et tu attendais que quelqu’un vienne enfin révéler ta pensée profonde au public…
Sois content Peppino, c’est maintenant chose faite, et plus personne ne se fera prendre à cette triviale histoire d’amour, de guerre, de haine, de jalousie et de mort. Nous avons tous bien compris maintenant que Radamès aime une marionnette, et que cela énerve vraiment beaucoup madame Amneris, qui d’ailleurs va le punir pour ça, et entre nous, ce Radamès l’aura bien mérité : aimer une marionnette… On aura tout vu…
J’ai également parfaitement compris, maintenant, que la scène dite du « triomphe » était en réalité un délicieux moment de farce. Naïve que j’étais : je pensais jusqu’à hier soir qu’il s’agissait d’une scène grandiose où l’on célébrait la victoire militaire d’un général égyptien. Je sais maintenant que tu voulais en réalité te moquer de Napoléon, de l’allégorie de la Liberté peinte par Delacroix, ou des marines américains. Tu n’imagineras jamais à quel point je ris de moi de m’être autant trompée sur tes intentions, mon bon Giuseppe. Mais maintenant, Fthà merci, je me sens moins bête et suis bien heureuse qu’on m’ait permis de pénétrer au plus profond de tes pensées et de ton art.
Tu aurais été comblé par la musique si tu avais pu m’accompagner à l’Opéra hier soir, Peppino. L’orchestre et les chœurs ont été somptueux, et ton compatriote Michele Mariotti a dirigé avec un sens du drame infaillible. Connaissant ton goût pour la mesure, peut-être lui aurais-tu reproché ici ou là certaines ruptures rythmiques un peu brutales, ou la mise en valeur exagérée de certains instruments (les timbales, par exemple dans le duo entre Radamès et Amneris). Mais enfin ton œuvre vivait, avec tout le cortège d’émotions et de passions dont tu l’as parée. C’est ton ami Ludo qui chantait Amonasro, figure-toi ! Interprétation, tu t’en doutes, en tout point impeccable : le style, la puissance, le raffinement, l’élégance, tout y était. Amneris (Ksenia Dudnikova) ne m’a pas tout à fait procuré le frisson que j’attendais, le registre aigu de la voix, qui doit être infaillible dans ce rôle, ayant montré de temps en temps quelques signes de faiblesse. Mais tu aurais rendu les armes devant l’Aida de Sondra Radvanovsky. Ce grand soprano possède toutes les qualités que tu chéris : elle fait passer la pure beauté du son après l’émotion, laquelle est obtenue par des moyens exclusivement musicaux, dans un strict respect des indications dont tu as parsemé ta partition. Quel raffinement ! Quelle classe ! Elle a formé un merveilleux duo avec le ténor Jonas Kaufmann, lui aussi attentif comme peu à l’élégance de sa ligne de chant et aux nuances . Son « Celeste Aida », dont chaque phrase s’est éteinte dans une tendre nuance piano, et qui s’est conclu, conformément à ta volonté, sur un si bémol pianissimo, fut un pur enchantement.
Mais je suis trop bavarde cher Peppino, et je t’empêche sûrement de prendre l’air dans le délicieux jardin de ta villa de Sant’Agata…
À toi de tout mon cœur mon bon ami, et mille bonnes pensées à Peppina. Ayez la bonté de garder de temps en temps, dans vos pensées, une petite place pour votre toujours très dévouée
Félicité Charmille.
Pour regarder la captation de ce spectacle, c’est ici !
Aida Sondra Radvanovsky
Amneris Ksenia Dudnikova
La Prêtresse Roberta Mantegna
Radamès Jonas Kaufmann
Le Roi Soloman Howard
Amonasro Ludovic Tézier
Ramfis Dmitry Belosselskyi
Le messager Alessandro Liberatore
Chœurs et orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Michele Mariotti
Mise en scène Lotte de Beer
Aida
Opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi, livret d’Antonio Ghislansoni d’après Mariette, créé le 24 décembre 1871 au Caire.
Opéra de Paris, représentation du jeudi 18 février 2021.
3 commentaires
Excellent ! (enfin, je parle de la critique…)
Brava Félicité !!! Je ne serais pas étonné que le maestrone ne prenne la plume pour vous répondre….
Tres bon commentaire, on peut prendre ça au deuxième degré, pourtant nombreux n,étions pas contents.j,ai réussi à tout suivre pour la beauté de la musique en espérant a tort un peu de changement .Quel sakage, pardon Verdi.
S