Crédits photos : © Scala de Milan
La Salomé de Richard Strauss est un opéra on ne peut plus nécrophile : le nom Tod (mort) et l’adjectif tot (mort) reviennent pas moins de vingt fois dans le court livret qui suit fidèlement le texte d’Oscar Wilde. Avant même que Salomé n’embrasse la bouche du cadavre du Baptiste, on entend parler d’une lune qui « ressemble à une morte », de quelqu’un qui glisse sur le sang d’un cadavre, de morts ressuscités… et la dernière ligne du livret n’est autre que « Man töte dieses Weib ! » (« Tuez cette femme ! »). Sans oublier la référence aux anges de la mort, ponctuellement rendus visibles avec leurs ailes noires par Damiano Michieletto, sur la scène du Teatro alla Scala où l’on peut enfin voir ce spectacle, annulé il y a un an en raison de la pandémie (du moins en streaming puisque le théâtre est toujours fermé au public).
La lecture du metteur en scène vénitien est toujours aussi fidèle au texte, qui réinterprète dans une tonalité symbolique et psychanalytique (l’époque à laquelle Strauss composa son opéra sont contemporaines de Freud) l’histoire biblique des fils d’Hérode le Grand, à savoir Hérode Antipas (tétrarque de Galilée entre 4 avant J.-C. et 39 après J.-C.) et Hérode Philippe (tétrarque d’Iturea, Traconite et Golan entre 4 avant J.-C. et 34 après J.-C.). À la mort de ce dernier – l’histoire se situe donc entre 34 et 39 après J.-C. – Hérode Antipas avait épousé sa femme qui avait auparavant donné naissance à une fille, Salomé, laquelle est donc la belle-fille de son oncle, très exactement comme Hamlet. Comme dans Hamlet, on soupçonne que le premier mari a été supprimé par le second, c’est en tout cas ce que semble suggérer Michieletto. Le metteur en scène donne à voir l’arbre généalogique, afin d’accentuer la fait que sa lecture soit basée sur les liens familiaux : Salomé est traitée comme une enfant par son père qui lui donne une poupée avant de la mettre au lit, une figure enfantine qui d’ailleurs reviendra plusieurs fois au cours de la pièce. Cette clé d’interprétation n’est certes pas nouvelle, mais elle est chère au metteur en scène qui l’a appliquée à d’autres productions telles que Guillaume Tell et Macbeth.
La mise en scène prend appui sur les couleurs mentionnées dans le texte : blanc, noir et rouge. La première couleur est celle du palais d’Hérode, un environnement d’une blancheur éblouissante dans la scénographie caire de Paolo Fantin, encadrée par des néons froids ; le noir est la couleur de la terre de la prison de Jochanaan et de la lune ; le rouge est évidemment la couleur du sang de Narraboth et de la tête du Baptiste, qui s’égoutte dans le bassin d’argent. Le fond de la scène s’ouvre sur des souvenirs d’enfance réveillés par la voix du prophète ou sur le banquet d’Hérode. Il y a aussi la citerne circulaire creusée dans le sol d’où émerge Jochanaan. Pendant la « danse des sept voiles », la protagoniste revit l’histoire qui la lie à son père, mais aussi sa relation incestueuse avec son beau-père, personnifiée par des figures masculines masquées qui, à la fin, l’habillent d’une robe blanche à laquelle pendent de longs fils rouges, une robe qui monte vers le ciel. Avec la mort de Jochanaan, le sacrifice sera accompli. L’agneau abattu, le sang versé, le calice, tout renvoie à la figure de Baptiste. Une autre référence picturale forte est celle de sa tête auréolée et rayonnante comme dans le tableau de Gustave Moreau L’apparition (1877). Une fois de plus, la magie de l’équipe bien rodée Michieletto, metteur en scène / Paolo Fantin, scénographe / Alessandro Carletti, lumières, Carla Teti / costumes – fait de ce spectacle un ensemble visuellement cohérent et intrigant.
Sur le plan musical, la grande performance de Riccardo Chailly est remarquable. Remplaçant Zubin Mehta, il ajoute Strauss à sa liste d’opéras de la fin du XIXe et du début du XXe siècle (Verdi, Puccini, Giordano), avec cette œuvre qui comporte déjà en soi toute la modernité à venir, de la coupe du récit à l’instrumentation ou la densité du son, qui couvre un spectre extrême, de la turgescence à l’extrême raréfaction, de sons sensuellement morbides à d’autres secs et proches du bruit. Tout cela est magnifiquement rendu grâce à un orchestre splendide occupant le parterre (les problèmes de distance sont ainsi parfaitement résolus).
Il ne reste aucune trace des interprètes prévus l’année dernière : la soprano russe Elena Stikhina fait ses débuts à La Scala, sa voix n’est pas énorme mais plus que suffisante pour faire face à la redoutable tessiture du rôle-titre, qu’elle incarne avec expressivité et une grande présence sur scène, même si sa prestation ne nous fait pas oublier celle d’Asmik Grigorian à Salzbourg. On ne trouve guère dans le Jochanaan de Wolfgang Koch, la minceur diaphane évoquée par le livret (« Comme il est élimé ! Il est comme une statue d’ivoire » – qui provoque l’amour de la jeune femme, mais il semble bien difficile de la trouver dans un chanteur possédant le volume sonore nécessaire au rôle, comme c’est le cas du baryton-basse allemand, qui reprend ce rôle après Munich. Le Hérode de Gerhard Siegel, entendu à Turin il y a deux ans, est moins pétulant qu’on ne l’entend d’ahbitude, et la Hérodiade de Linda Watson est moins mégère que d’habitude (les deux chanteurs étant parfaits en scène). Le rôle lyrique du malheureux Narraboth est efficacement tenu par Attilio Glaser, tandis que Lioba Braun prête son timbre chaud de mezzo-soprano au Page, ici la gouvernante de Salomé, témoin impuissant des malheurs de cette terrible famille.
Spectacle visible en streaming sur le site de la RAI.
Texte italien original disponible sur le site Opera in casa.
Salome Elena Stikhina
Herodias Linda Watson
Jochanaan Wolfgang Koch
Herodes Gerhard Siegel
Narraboth Attilio Glaser
Un page Lioba Braun
Orchestre de la Scala, dir. Riccardo Chailly
Mise en scène Damiano Michieletto
Salome
Drame en un acte de Richard Strauss, livret du compositeur d’après Oscar Wilde, créé le 21 novembre 1901 à la Semperoper de Dresde.
Production de la Scala de Milan, février 2021, disponible en streaming.