Crédits photos : © Vincent Pontet
La Voix humaine/Point d'orgue au Théâtre des Champs Élysées
Capté au Théâtre des Champs Élysées pendant les deux générales des 3 et 5 mars 2021, le spectacle d’Olivier Py associant La voix humaine de Poulenc à une commande passée à Thierry Escaich, Point d’orgue, et coproduit avec Dijon (qui aurait dû le présenter à la fin de ce mois de mars), Bordeaux et Tours devra, comme tant d’autres spectacles en cette période de crise sanitaire, se contenter pour le moment d’un public confiné derrière son écran, avec une mise en ligne en VOD sur le site du Théâtre des Champs Élysées prévue en début mai.
Créé en 1958 sur un texte de Cocteau, la tragédie lyrique en un acte de Poulenc (c’est ainsi que la définit le compositeur), offre un saisissant condensé de la solitude et de la déréliction amoureuse à l’heure de la rupture, consommé au bout du fil – à l’époque où les téléphones en avaient encore un. La pièce constitue une mise en valeur de choix pour une soprano, tant l’alchimie entre voix et drame se trouve concentrée dans cette intériorité théâtralisée de manière unique. Patricia Petibon livre une interprétation investie qui privilégie les nuances de l’intonation à l’épanchement musical, le souffle nu du sentiment et du mot plutôt que son épaississement lyrique – sans doute, au demeurant plus marqué avec l’appui de l’orchestre que par l’appoint du piano. Sans renoncer à une authentique vocalité, l’incarnation de la soliste française met l’esthétisation au service de la fragilité d’un personnage aux confins de la folie.
Si, dans une configuration qui lui donne une place plus ample pour des raisons essentiellement sanitaires, en sacrifiant une partie du parterre, l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine, sous la baguette attentive de Jérémie Rhorer, ponctue la palpitation dramatique sans se laisser trop griser par des effluves de couleurs et de textures qui puisent dans la grammaire expressive fondamentale de Poulenc – on reconnaîtra des phrasés du Dialogue des carmélites : les deux œuvres affirment en fin de compte une parenté dans la tension entre grâce et fatum. La scénographie de Pierre-André Weitz, animée par Olivier Py, tend vers une sorte d’exhaustivité littérale des détails et anecdotes du texte, à l’exemple de l’intervention du chien. Le dispositif n’en reste pas moins habile, avec sa chambre mobile greffée sur un cadran évoquant les rondes encoches numériques des téléphones antiques. Les éclairages parfois psychédéliques de Bertrand Killy accompagnent les sinuosités du délire au gré des rotations de l’espace intime ballottant la décoration intime en même temps que l’héroïne. Encadré de deux turgescences en forme de lampadaire, l’écrin anthracite prend également l’allure d’une façade d’immeuble, devant lequel se tient occasionnellement la femme abandonnée, partie avec pour tout viatique un tableau au dessin rappelant Ophelia de Millais, soulignant ainsi une dialectique entre l’intérieur et l’extérieur, autant réaliste que symbolique, dans un évident souci de n’oublier aucune des faces de cette Voix humaine.
En seconde partie de spectacle, Point d’orgue de Thierry Escaich, sur un livret d’Olivier Py, est conçu comme un prolongement et un envers de l’oeuvre de Cocteau et Poulenc, où l’identité du protagoniste est réduit à l’état hypothétique au travers des répliques de la femme. Lui, artiste plongé des affres de la dépression et de la stérilité créatrice, entretien une relation sado-masochiste avec l’Autre, double méphistophélique qui fait autant office d’amant que de dealer. Le livret, prolixe sans doute plus encore que lyrique, développe un avatar de damnation faustienne que l’intervention de la compagne délaissée, Elle, échappée du poème de Cocteau, ne pourra sauver. Tantôt déclamé, tantôt chanté, le livret est porté par une écriture musicale efficace plus qu’inventive, qui relaie l’atmosphère parfois gratuitement malsaine de l’argument. Le métier certain de l’orchestration soutient la plasticité de la dynamique dramaturgique, resserrant ici l’intensité de l’intrigue jusqu’au nœud tragique entre les trois personnages, avant un épilogue où la temporalité théâtrale se dilate dans des colorations éthérées et des effets scéniques où l’authenticité de la prévisibilité prend un peu le pas sur celle de l’émotion.
Au bourgeois ordonnancement de la chambre de la première partie succède le désordre sale d’un triptyque domestique, allant de l’antichambre en perspective à l’intimité crue de la salle de bains, habillé de paillettes souillées et d’âpres néons. On retrouve l’attention au verbe de Patricia Petibon dans les répliques de Elle. Jean-Sébastien Bou, qui avait tenu le rôle-titre dans le premier opéra de Thierry Escaich, Claude, détaille avec un engagement indéniable les turpitudes du héros, tant dans une déclamation robuste et précise, que dans la carrure d’un chant timbré. Quant au méphistophélique Autre de Cyrille Dubois, il dégage une vénéneuse perversité, parfois aux confins de la tessiture dans un rôle pas moins écrasant que celui de sa victime, Lui. À défaut de compter avec certitude Point d’orgue parmi les créations majeures de l’opéra contemporain, l’exercice de style permet au moins de saluer le remarquable travail des interprètes musicaux.
Elle Patricia Petibon
Lui Jean-Sébastien Bou
L’Autre Cyrille Dubois
Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dir. Jérémie Rhorer
Mise en scène Olivier Py
La Voix humaine
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc, livret de Jean Cocteau, créée le 6 février 1959 à l’Opéra-Comique (Paris)
Point d’orgue
Opéra de Thierry Escaich, livret d’Olivier Py (création mondiale)
Théâtre des Champs Élysées, captation du 5 mars 2021. Retransmission le 27 mars sur France Musique dans le cadre de la semaine consacrée à la création (du 20 au 27). Diffusion en VOD sur le site du Théâtre des Champs-Élysées en mai 2021 (date précisée prochainement).