Streaming – Un Parsifal « de la maison des morts… »

Crédits photographiques : © Michael Poehn

À l’Opéra de Vienne, Kirill Serebrennikov, assigné à résidence en Russie, fait de Parsifal un véritable hymne à la liberté. Un spectacle magistral.

Accusé de détournement de fonds publics, le metteur en scène et réalisateur Kirill Serebrennikov a vu son appartement, sa voiture et ses comptes bancaires saisis. Il a par ailleurs échappé de justesse à une peine de 6 ans de prison ferme : le 6 juin dernier, le tribunal Mechtchanski de Moscou l’a condamné à trois ans de prison avec sursis. Il est cependant toujours assigné à résidence. Pour beaucoup, Kirill Serebrennikov incarne la manière dont, en Russie, on neutralise les artistes indésirables en les accusant de malversations financières… Cette situation n’a pas empêché l’artiste de mettre en scène un nouveau Parsifal commandé par l’Opéra de Vienne, en travaillant à distance, avec des assistants présents en Autriche. C’est, au total, un spectacle très fort qu’il nous propose, servi par une distribution exceptionnelle.

Wagner et la tentation d’une trilogie sacrée

Il semble qu’à un moment donné de sa vie, Wagner ait envisagé une trilogie centrée sur les personnages de Lohengrin, Parsifal et du Christ. Complémentaire de la tétralogie consacrée au mythe des Nibelungen, cette trilogie aurait développé le thème du passage du mythe à la religion. Comme on sait, le compositeur n’a réalisé que les œuvres consacrées à Lohengrin, son œuvre « de jeunesse », et à Parsifal, auquel est dédié l’opéra qui conclut sa carrière artistique et humaine.

Avec Perceval/Parzival, le musicien s’inspire des poèmes de Chrétien de Troyes et d’Eschenbach, et transpose dans la sphère chrétienne une légende celtique et païenne dans laquelle le caractère sacré de la nature joue un rôle central – un caractère sacré dont Wagner ne tient compte qu’en partie : dans l’épisode de la mise à mort du cygne – considéré comme un animal sacré et inviolable, sorte de créature céleste symbolisant l’état supérieur de l’être humain –, et dans le récit de Gurnemanz consacré à la renaissance du printemps lors du Vendredi saint : « das merkt nun Halm und Blume auf den Auen, / dass heut des Menschen Fuss sie nicht zertritt » (« La fleur des champs le comprend bien / Le pied de l’homme aujourd’hui ne l’écrasera pas »).

Mais Parsifal est avant tout centré sur le concept de rédemption (Erlösung), un thème obsédant pour le compositeur, se considérant comme un grand pécheur et détestant la sensualité – à laquelle il opposait la chasteté. Le thème de la rédemption est présent dans presque tous ses drames, mais dans cette dernière œuvre, il revêt une importance primordiale, avec celui de la souffrance, incarné par la figure d’Amfortas.

Mais qu’est-ce que cette « action scénique sacrée » qui mêle christianisme, paganisme et diverses philosophies peut-elle bien avoir à nous dire aujourd’hui ? La dramaturgie contemporaine cherche souvent des significations alternatives à celles qui ne lui semblent plus pertinentes ; en d’autres termes, tout est mis en œuvre pour échapper à une vision pseudo-chrétienne ambiguë comme celle de Parsifal.

Un spectacle réalisé à distance par un Kirill Serebrennikov assigné à résidence

C’est précisément ce qui se passe sur la scène de la Staatsoper de Vienne dans cette nouvelle production de Kirill Serebrennikov, qui signe la mise en scène et les décors. Une production qui remplace celle de Hermanis,  datant de 2017 et dont l’action se déroule au Steinhof de Vienne, un horrible hôpital psychiatrique. Ici, les notes pleines de tension du prélude se déploient sur l’image d’un camp de prisonniers reconstitué de façon réaliste : dans la dramaturgie de Sergio Morabito, la forêt de Monsalvat ne contient pas de chevaliers, mais des âmes perdues (la mort, dirait Dostoïevski) de ce côté et de l’autre des barreaux.

Kirill Serebrennikov est un artiste dissident russe qui a été emprisonné en 2017 à la suite d’une condamnation pour détournement de fonds présumé, mais qui semblait, pour beaucoup, destinée à dissimuler une condamnation politique pour ses prises de position antigouvernementales. La persécution opérée à son encontre par les pouvoirs publics russes ne l’a pas empêché de réaliser ce spectacle, mais il n’a pas été autorisé à quitter le pays et a dû utiliser des outils numériques et des assistants travaillant sur place à Vienne pour cette production, mettant en place le spectacle à distance depuis la lointaine Russie. C’est également ainsi qu’est né le Così fan tutte de Zurich en 2018. On ne sera pas surpris que ce Parsifal soit lu comme une œuvre d’émancipation : la rédemption invoquée dans le texte est tout simplement une libération. En allemand, « lösen », que l’on retrouve dans « Erlösung » signifie libérer, et la découverte du Graal dans le final consiste à ouvrir les cellules de la prison et la porte du bâtiment pour laisser sortir les prisonniers. Un thème d’une brûlante actualité, alors que les voix d’Alexei Navalnij et de nombreux autres dissidents, en Russie comme en Turquie ou ailleurs, sont réduites au silence par l’emprisonnement – sinon par la mort.

Une lecture d’une brûlante actualité

Dans la lecture de Serebrennikov, toute la liturgie étouffante de l’opéra, tant critiquée par Nietzsche, disparaît tout simplement : elle est remplacée par un jeu dramatique d’une grande intensité entre les hommes enfermés dans cette colonie pénitentiaire moderne où les mauvais traitements et les bagarres sont à l’ordre du jour sous le regard indifférent de gardiens corrompus.

Au-dessus de la scène, trois écrans projetant des images en noir et blanc montrent des détails sur les détenus, leur vie, leurs tatouages. On suit à l’extérieur un jeune Parsifal qui erre parmi les ruines enneigées d’un monastère. Le personnage éponyme est en effet dédoublé : pendant le prélude, une grande photo de Parsifal (Jonas Kaufmann) occupe l’écran supérieur. Progressivement, l’image est agrandie jusqu’à ce qu’il ne reste que les yeux. Puis le zoom revient et un autre homme, plus jeune, apparaît. Le Parsifal « âgé » a perdu la foi en sa capacité à se racheter :  il repense à son passé et semble revivre sa vie en s’incarnant en un jeune homme joué par l’acteur russe Nicolaij Sidorenko. Ici la maturité, là la jeunesse ; ici la pause et la prise de recul, là, une marche impétueuse jonchée de cadavres : le jeune homme s’intègre à cette société exclusivement masculine en commettant un meurtre dès son arrivée en prison, égorgeant, avec une lame de rasoir entre les dents, le prisonnier qui l’a abordé dans la douche commune, un éphèbe albinos avec des ailes de cygne tatouées dans le dos…

Gurnemanz joue un rôle important dans la prison, en tant que médiateur entre les détenus et les gardiens. Outre ses activités de conteur, il s’occupe également des tatouages, dont les plus populaires sont une lance transperçant la peau, une croix, un calice. La référence à La Colonie pénitentiaire de Kafka est flagrante.

Amfortas est l’un de ces hommes, et comme si la blessure (qui ne guérit jamais) ne suffisait pas, il en reçoit d’autres dans une vaine tentative de suicide. Et puis il y a Kundry, une journaliste et photographe qui visite la prison et qui ne semble pas tant s’intéresser aux conditions sanitaires du lieu qu’au physique des détenus. Nous la voyons dans le deuxième acte, celui du château de Klingsor, en tant que directrice de Schloss, un magazine de life style où ne travaillent que des femmes (les « vierges enchantées »), en quête permanente de modèles masculins.

Dans le finale, même Kundry et Amfortas sortent au grand jour, et tous les autres avec eux ; le « cygne » lui-même, le jeune compagnon de détention qui avait été tué, s’éveille à une nouvelle vie pour profiter de la liberté. La scène reste vide, Parsifal (âgé) s’assied seul sur les marches, le visage dans ses mains. Tout cela n’était-il qu’un souvenir ? « Dies alles – hab’ ich nun geträumt ? » (« Ai-je donc rêvé tout cela ? ») s’était-il demandé dans le deuxième acte.

Serebrennikov s’est ingénié à entrer dans les pensées de Parsifal pour que ses expériences et ses souvenirs se muent en une série d’images, dans une sorte de réalisme fantastique. Mais l’impact de cette polyphonie scénique n’est pas que visuel : un drame a été vécu, où la souffrance et la compassion entrent en jeu et où l’empathie humaine n’a pas besoin d’arrière-plan religieux pour être efficace.

Une interprétation musicale magistrale

On peut ne pas adhérer à tout dans la lecture de Serebrennikov, mais on ne peut lui nier la capacité à créer une atmosphère d’une grande intensité, faisant surgir des images parfois dérangeantes – on voit, entre autres, un prisonnier qui, comme l’artiste performatif russe Petr Pavlenskij, se coud la bouche – dont l’impact dramaturgique entre en contraste avec la musique hypnotique et solennelle conçue par Wagner. Philippe Jordan distille superbement la magie quasi narcotique de cette musique, tout en opposition avec le caractère cru de ce que montre la scène. Très élégant dans son impeccable queue-de-pie, Jordan dirige un orchestre qui pourrait jouer Parsifal les yeux fermés. La pâte sonore est d’une richesse de couleurs grandiose, les tempi choisis par le chef suisse sont à la fois solennels et dramatiques, les pauses pleines de tension.

Mais l’efficacité du message transmis dépend aussi des interprètes, qui sont ici les maîtres du jeu. Le nom de Parsifal en langue arabe (Wagner l’indique comme originaire d’Arabie) a une connotation de pureté que l’allemand « reine Tor » ne rend qu’imparfaitement. Peut-être le français « chaste fol » exprime-t-il mieux cette simplicité de caractère contrastant avec les personnages tourmentés auxquels le protagoniste doit faire face. Après Munich et la production Audi/Petrenko, Jonas Kaufmann incarne de nouveau le personnage et le fait avec une grande maturité dans la voix. Le personnage, refermé sur lui-même, a perdu tout héroïsme et, avec son chant mezza voce, le chanteur délivre une interprétation insurpassable en son genre.

Il est difficile de croire qu’Elīna Garanča débute en Kundry, tant l’intensité et la beauté de son chant sont magistrales dans son récit de l’acte II. Après un premier acte où elle apparaît vêtue d’un modeste trench-coat beige, nous la retrouvons, au deuxième acte, beaucoup plus « Le Diable s’habille en  Prada », devenue meurtrière, puis détruite en tant que prisonnière au  troisième acte. Avec un jeu d’actrice qui mériterait un Oscar, la mezzo-soprano lettonne livre ici l’une de ses plus grandes performances ! Wolfgang Koch retrouve Klingsor, dont il fait une sorte de Harvey Weinstein répugnant, et Ludovic Tézier est un Amfortas plein de douleur, vocalement impeccable. Quant au chant et aux paroles du Gurnemanz de Georg Zeppenfeld, ils sont expressivement sculptés.

La captation, avec ses lents mouvements de caméra, est absolument magnifique. Un spectacle mémorable à ne pas manquer !

Visible sur le site Arte.tv

 

Article disponible en italien



Les artistes

Parsifal   Jonas Kaufmann 
Kundry  Elina Garanča
Amfortas  Ludovic Tézier 
Gurnemanz  Georg Zeppenfeld 
Klingsor  Wolfgang Koch
Titurel  Stefan Cerny 

Wiener Staatsoper Orchestra, dir. Philippe Jordan

Mise en scène   Kirill Serebrennikov, Evgeny Kulagin
Le programme

Parsifal

Festival scénique sacré en trois actes de Richard Wagner, livret du compositeur, créé le 26 juillet 1882 à Bayreuth

Production captée à l’Opéra de Vienne le 17 avril 2021, visible en streaming sur Arte concert.