À Monte-Carlo, la couleur rauque du « vrai » Boris…
Crédits photos : © Alain Hanel – OMC
Chose promise, chose due ! Avec un Boris Godounov visuellement somptueux et fort bien servi vocalement, l’Opéra de Monte-Carlo achève une saison sans pareille.
Lorsque Jean-Louis Grinda apparaît à l’avant-scène, on craint que le directeur des lieux ne nous annonce la méforme ou le remplacement d’un artiste ! Bien au contraire, c’est pour l’entendre exprimer ses remerciements, non seulement à l’ensemble de celles et ceux qui ont permis que cette saison puisse se dérouler – le Prince souverain au premier chef – mais aussi au public monégasque qui a répondu présent, tout au long d’une programmation 2020-21 unique dans les annales de ce théâtre.
Une scénographie à deux étages
Il relevait sans doute de la gageure de terminer la saison par Boris Godounov, œuvre nécessitant un effectif de choristes et de solistes conséquent, quand l’on sait que pour accéder au sol monégasque et aux lieux du spectacle, gel, masques et tests continuels ont constitué cette année le quotidien de la maison !
Dès le lever du rideau, l’attention du spectateur est happée par la conception vidéographique d’exception mise en œuvre par Étienne Guiol, spécialiste international de la projection et du mapping vidéo (fresques lumineuses). Dans la scène initiale de la cour du monastère de Novodiévitchi, l’astre blafard et livide d’une lune se métamorphosant soudain en globe oculaire campe, dans une percutante symbolique, l’environnement mental qui, tout au long de l’ouvrage, sera celui du personnage principal, hanté par la culpabilité et le remords (on pense au fameux vers d’Hugo dans La légende des siècles : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn »). Dans le même temps, l’image de cet œil nous renvoie aussi à la tragédie du peuple russe, longtemps – et encore ?! – soumis aux tourments de l’espionnage et de la dénonciation quotidienne.
De conception relativement classique dans sa manière de faire évoluer les personnages sur scène, la production de Jean-Romain Vesperini bénéficie d’une intelligente scénographie (Bruno de Lavenère) partageant l’espace en deux : le « monde d’en haut », celui du pouvoir central, des clercs, des boyards, s’appuyant sur la Religion, voire la superstition, et oppressant le « monde d’en bas », celui du Peuple, des petits, des moujiks, dont l’aubergiste et l’Innocent constituent bien sûr de saisissants exemples. Peu de communication entre ces deux espaces, autrement que sur le mode de la violence (dès la scène d’introduction, la police participe à l’instrumentalisation du peuple et donne au besoin de la matraque) ou de la charité (lors de la sortie de St Basile, où le tsar est accosté par l’Innocent qui vient se plaindre à lui). Pourtant, c’est bien la nation russe dans son ensemble, avec ses douleurs, sa tendresse et, à l’occasion, son humour, qui est au centre du texte de Pouchkine et du livret de Moussorgski et qui se retrouve en un mélange, non dénué de poésie, de mysticisme et de croyance dans les légendes fondatrices. On n’est ainsi pas prêt d’oublier, lors de la scène du sacre, le somptueux effet scénique crée par les projections des bulbes des églises de Moscou laissant d’abord place à une inquiétante croix puis à une imposante tête de Christ pantocrator qui semble surveiller tout son monde sur scène. Pour conclure sur le bonheur visuel de cette production, il convient encore d’insister sur la scène dans les appartements du Kremlin, tout d’abord empreinte des couleurs automnales d’un tableau bucolique, alors que se déroulent entre Boris et ses enfants les rares moments heureux de l’ouvrage, puis de la dimension fantastique (et quasi-shakespearienne) de l’apparition du spectre de Dimitri, l’enfant assassiné promis au trône, une nouvelle fois sous ce regard christique, mais laissant maintenant s’échapper des larmes de sang.
Boris Godounov dans ses sonorités primitives
On n’entrera pas dans le débat musicologique sur les différentes versions de l’œuvre (entre les révisions Rimsky-Korsakov, Chostakovitch voire David Lloyd-Jones…) mais on précisera cependant que le choix, désormais le plus fréquent de l’ensemble des scènes où l’on a pu entendre l’ouvrage ces dernières années, se porte sur la version « primitive » de 1869, sans doute la plus rugueuse et la plus âpre mais aussi la plus novatrice du strict point de vue musical, avec son mélange de lyrisme autochtonement russe, hérité à l’occasion du répertoire populaire ou folklorique, et de déclamation « parlée-chantée » dont l’art lyrique du xxe siècle saura se souvenir. Avec cette version se trouve magistralement mise en perspective la solitude et la souffrance de l’homme et du monarque, taraudé par ses contradictions, sa culpabilité et ses peurs, qui voit progressivement se dresser devant lui – et jusqu’à la folie – le reste du Monde. Il en résulte 2h10 mn de tension dramatique sans interruption, même dans les moments les plus triviaux (la scène de l’auberge à la frontière russo-lituanienne), tenant le spectateur en haleine, jusqu’au glas lugubre final.
Une distribution parfaite conduite par un Ildar Abdrazakov impérial d’humanité
Dans cette fresque historique et sociale qu’est Boris Godounov, on attend avant tout une réussite d’ensemble de la part des nombreux personnages qui viennent émailler l’action théâtrale. Rien d’étonnant donc sur la scène monégasque à ce que l’on attribue nos premières éloges à un chœur et un orchestre philharmonique qui, tout au long de la saison, ont réservé le meilleur aux oreilles des spectateurs privilégiés qui ont pu aller les écouter ! Comme c’était déjà le cas pour I Lombardi, on est avec Boris face à un ouvrage où le chœur se taille la part du lion et constitue LE personnage principal. Bravo, une nouvelle fois, à Stefano Visconti pour savoir insuffler à ce si bel ensemble la flamme indispensable aux scènes de foule, ici capitales. On découvre avec plaisir la battue de Konstantin Tchoudovski, chef d’orchestre à la gestuelle précise et sans effet grandiloquent mais qui maitrise admirablement l’effectif considérable nécessité par l’œuvre.
Côté solistes, la distribution réunie met dans le mille : sans pouvoir ici détailler les performances de chacun, c’est la qualité de projection et de prononciation d’artistes – tous russophones à une exception prêt – qui est frappante. Dans une partition reposant à ce point sur la déclamation et l’art du récitatif, cela se remarque même lorsqu’on ne connaît pas la langue ! Impressionnant de stature physique, comme il se doit, le Pimène d’Alexeï Tikhomirov (déjà entendu à Marseille, il y a quelques années, mais en Boris) est percutant d’envergure vocale et donne à ses récits messianiques toute la dimension indispensable. Aleksandr Kravets campe un inquiétant prince Chouïski, qui de sa voix de ténor bouffe mais suffisamment puissante, vient susurrer à l’oreille du tsar tous les tourments de sa charge. De l’Innocent de Kirill Belov, à la présence scénique et vocale sans outrance pour un rôle souvent halluciné, au Grigori d’Oleg Balachov en passant par les belles incarnations – même éphémères mais pleines d’humanité – de Marina Iarskaïa (Feodor), Natascha Petrinsky (L’Aubergiste) et Marie Gautrot (la Nourrice), l’ensemble du plateau donne tout son sens à ce qui constitue probablement la partition la plus « russe » du répertoire lyrique !
On connait évidemment l’envergure vocale d’Ildar Abdrazakov, l’une des basses les plus remarquables des grandes scènes internationales d’aujourd’hui. On le découvre ici – pour notre part – dans un rôle qu’il incarne dans sa nudité vraie et dans son évolution psychologique, du pouvoir absolu au déclin et à la déchéance. L’acteur-chanteur doit ici donner le rythme à l’ensemble de la distribution, jusqu’à cette scène de la mort, l’une des plus exceptionnelles de toute l’histoire du genre. S’inscrivant dans la grande tradition de la méthode Stanislavski, portée par Fedor Chaliapine – Boris ici même, en 1934 – puis suivie par des interprètes du rôle aussi inoubliables que Nicolaï Ghiaurov, Evgeny Nesterenko et Ruggero Raimondi, Abdrazakov fait progressivement tomber le masque et se regarde dans le miroir, dont il ne peut se détourner. Dans les dernières phrases où chaque mot trouve une couleur différente, alors que le tsar rejette le manteau impérial pour se couvrir de la skhima (robe de bure des moines orthodoxes), l’artiste atteint au cœur. Tout simplement.
Alors que l’on ressort de ce spectacle pas totalement indemne – on l’aura compris ! –, on réalise que ce dimanche 2 mai était jour de Pâques pour la communauté orthodoxe.
C’était donc ça…
Boris Godounov Ildar Abdrazakov
Feodor Marina Iarskaïa
Xenia Anna Nalbandiants
La Nourrice Marie Gautrot
Le Prince Vassili Chouïski Aleksandr Kravets
Andreï Chtchelkalov Ilia Koutioukhine
Pimène Alexeï Tikhomirov
Grigori Oleg Balachov
Varlaam Alexander Teliga
Missaïl Evgueni Akimov
L’Aubergiste Natascha Petrinsky
L’Innocent Kirill Belov
Mitioukha Aleksandr Bezroukov
Nikitich / Pristav Grigori Soloviov
Un boyard / Une voix dans la foule Pasquale Ferraro
Mise en scène Jean-Romain Vesperini
Décors Bruno de Lavenère
Costumes Alain Blanchot
Lumières Bertrand Couderc
Conception vidéo Étienne Guiol
Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo, dir. Konstantin Tchoudovski
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo et Chœur d’enfants de l’Académie Prince Rainier III, dir. Stefano Visconti.
Boris Godounov
Opéra en 7 scènes de Modeste Moussorgski (1839-1881), donné pour la première fois à l’Opéra de Monte-Carlo dans la « version primitive » de 1869 ; livret : Modeste Moussorgski d’après Alexandre Pouchkine et l’Histoire de l’Etat russe de Nikolaï Karamzine ; créé, dans cette version, au théâtre Mariinski, Saint-Pétersbourg le 16 février 1928.
Opéra de Monte-Carlo – Salle Garnier, dimanche 2 mai 2021