Crédit photos : © Jean-Louis Fernandez
Nina Stemme brille de mille feux au-dessus d’une mise en scène se voulant « postmoderne »
Il est difficile de porter un jugement négatif sur la musique parce que c’est Tristan, et cela suffit. Si rien ne vous plaît, fermez les yeux, et écoutez (ce qui est souhaitable de faire pour cette représentation) : vous serez emporté malgré vous. Il faudrait vraiment que l’interprétation soit exécrable pour que l’opéra de Wagner ne nous enchante pas… Mais à Aix, chanteurs et orchestre sont au rendez-vous.
Le chant de l’Étoile
L’Isolde de la suédoise Nina Stemme est tellement au-dessus du lot qu’il faut parler d’Isolde, und Tristan. D’une puissance monumentale, sa voix de soprano dramatique, non loin de la couleur d’une mezzo, est également chaude et homogène, jeune et énergique, au vibrato certes large mais sans excès, jouant de la douceur comme de la colère. Séduisante et majestueuse en robe rouge puis blanche dans les derniers actes, elle plane au-dessus de Tristan également pour sa crédibilité scénique.
En effet, le ténor Stuart Skelton n’incarne pas ce « remarquable » et « sublime » personnage de Tristan, tel que décrit par Isolde, au début ; il apparaît surtout comme un anti-Tristan, sans parler de son attitude suffisante et creuse, que seule une mise en scène autodestructrice paraît justifier. On comprend alors la nécessité du philtre d’amour pour rendre possible les embrassades… Pourtant, son rôle est joué avec conviction et finesse, exposant de multiples sentiments contradictoires, surtout au début de l’acte III, au moment de son agonie, et son art magnifique du legato, ses pianos (sur « Soupire, mon enfant », au début), ses graves suffisamment charnus, ne sont pas ridicules face au magnétisme d’Isolde.
À la même hauteur vocale et scénique, le baryton basse autrichien Josef Wagner, dans le rôle de Kurwenal, écuyer de Tristan, ne peut guère prendre la lumière, mais sa présence et sa qualité sont remarquables de bout en bout. À un degré moindre, la suivante d’Isolde, au cœur de l’action (pour avoir inversé les philtres de mort et d’amour), Brangäne, est incarnée par une Jamie Barton inspirée et dynamique, mais dont la palette de mezzo est pâle (et surtout inégale) comparée à sa maîtresse… Le long monologue du roi Marke dans l’acte II régénère l’ambitus général de la partition grâce à la voix de basse de Franz-Josef Selig, imposante, timbrée, mais au vibrato trop large. Quant au Melot de Dominic Sedgwick, il est meilleur dans les nuances que dans les fortissimos.
Le LSO dirigé par Simon Rattle a rempli bravement son office. Il existe une relation d’amour entre le public aixois et le chef britannique, vu les salves d’applaudissement à chaque interlude, à chaque entrée et salutation, pour toutes les prestations au Festival. Il est évident que l’orchestre se donne avec une énergie et une rigueur qui assurent une solidité à toute l’œuvre. Cependant, le « mort d’Isolde » n’a pas été à la hauteur, démunie de la plastique sonore et de la fièvre, des effluves incessantes qui doivent nous engloutir dans un état d’hypnose. Le chef rapporte pourtant qu’un mot de Bernard Haitink l’a marqué : « Ce n’est plus de la musique… c’est autre chose ». Dans ce final, nous avons de la musique, et pas cette autre chose ; une sorte d’exécution plate, à l’image de la mise en scène – la musique comme victime d’une manipulation castratrice qui se déroule plus haut, sur les planches.
La mise en scène ou la haine du poétique
L’idée générale de la mise en scène paraît être une mise en opposition du prosaïque et du poétique ; ou plutôt : une destruction du poétique par le prosaïque. L’ouverture, les interludes transcendants, romantiques, religieux, érotiques, l’auditeur ne peut pas les écouter sans être perturbé par un plateau éclairé où s’agitent des fêtards, des gamins, etc. qui font des bruits divers (jet d’une poupée par terre, par exemple). La mort d’Isolde qui nous tire vers l’au-delà, cette fois nous laisse dans le métro pendant une heure ; l’image finale étant la station « Chatelet », Isolde debout comme un I.
Quelle est l’idée profonde justifiant cette mise à mort du poétique ? Une dérive de notre époque, qui verse dans un criticisme et un relativisme corrosifs et narcissiques, jusqu’à la cancel culture, et pour laquelle la magie wagnérienne et toute sa symbolique seraient à déconstruire et à détruire ? Si les décors sont très bien conçus, le chœur wagnérien est mis au rencard (en « off », et pas même appelé à saluer à la fin) et les invraisemblances se multiplient. Dans l’acte III, Tristan est poignardé et se vide de son sang pendant une heure dans une rame de métro, mais personne ne s’y intéresse… On passe abruptement d’un second plan urbain à un plan maritime dans l’acte I (on suppose être sur un bateau dans une ville… et hop, sur la mer…) ; on regarde la mer alors qu’on est… dans le métro parisien, Porte des Lilas. Dans ce cas, pourquoi ne pas se placer dans le métro marseillais ? Ah oui… c’est la province, c’est médiocre. Le thème écologique n’est pas exploité : le cor anglais, symbole central, au solo interminable, est relégué dans un wagon à faire la manche ; sa magie, si chère à Rattle, est attaquée.
Qu’a voulu dire le metteur en scène ? Selon Simon Stone (propos dans le programme), la philosophie wagnérienne repose sur le désir sexuel, pris dans la dialectique orgasme / vide post-coïtal, i.e. la mort. Plus loin, il parle de postmodernité, de fragmentation du récit, de « mythologie fallacieuse », d’« escapisme » ; il veut montrer des hommes imparfaits, briser « la façade ». Il tue en effet Tristan avec efficacité. Il considère que coexistent Leidenschaft (passion débordante) et Leiden (tristesse), y compris dans l’ouverture ; il pense que Wagner lui-même procède toujours par un travail de sape.
Bref, la mise en scène nous emmène dans un very bad trip : le voyage que l’on souhaitait chamanique, une transe wagnérienne, est devenu un prosaïque huis clos dans le métro parisien. Si cette désacralisation, cette émasculation, paraissent contestables bien que « contemporaines », il est vrai que Stone apporte de la complexité aux désirs et actions des protagonistes sur les plans temporels notamment. Heureusement, au-dessus brille une étoile flamboyante : Nina Stemme ! Une seule Voix est présente, et le monde est repeuplé ! Le public a largement applaudi la représentation, mais le metteur en scène n’est pas venu saluer. Public écartelé entre le coïtus interruptus postmoderne et l’archaïque orgasme lyrique…
Tristan Stuart Skelton
Le roi Marke Franz-Josef Selig
Kurwenal Josef Wagner
Melot Dominic Sedgwick
Isolde Nina Stemme
Brangäne Jamie Barton
London Symphony Orchestra, dir. Simon Rattle
Mise en scène : Simon Stone
Opéra (action en trois actes) de Richard Wagner, livret de Richard Wagner, créé le 10 juin 1865 au théâtre royal de la cour de Bavière à Munich
Festival d’Aix en Provence, représentation du 11 juillet 2021